L’homme dont les vents portaient le nom

Cogia_hippalus-_top-I_NEA119C’est au Ier siècle avant notre ère qu’un audacieux marin grec d’Alexandrie, Hippale ( Ἵππαλος ), se lance dans la plus grande aventure de son époque.

Comme beaucoup d’autres avant lui, faisant commerce d’épices, d’aromates, de parfums et de soie, il avait fait souvent la route de l’Inde, longeant les rivages de l’Arabie, puis de la Perse et du Baloutchistan. C’était alors une navigation très difficile, à cause, en particulier, de la rareté des points d’eau que les navigateurs se cachaient les uns aux autres.

Les géographes grecs de l’époque pensaient que la côte indienne s’étirait principalement d’ouest en est et les marins en conclurent que le cabotage était le meilleur moyen de s’y rendre. Hippale, le premier, eut l’intuition que le sous continent indien s’étendait loin vers le sud et qu’il pouvait être rejoint directement en traversant ce que nous appelons aujourd’hui la mer d’Oman ou d’Arabie. Pour ce faire, il mit à profit sa connaissance d’un vent particulier, la mousson, qui poussait vers l’est en été, et changeait d’orientation en hiver. Il fut le premier à utiliser ce vent pour aller directement de Bab-el-Mandeb à l’embouchure de l’Indus à travers la mer d’Oman. Au retour, ses navires utilisèrent la mousson d’hiver. Cette découverte, relatée dans le Manifeste du périple de la mer d’Érythrée, conféra ainsi à la mer Rouge une dimension internationale dès le début de l’ère chrétienne. L’Itinéraire d’Alexandre (ouvrage du IVè siècle) la désigne encore sous le nom de mer d’Hippale.

Les marins qui, par la suite, prirent cette nouvelle route, donnèrent le nom d’Hippale aux vents réguliers de la mer d’Inde, que l’on appelle aujourd’hui mousson.

Longtemps oublié des navigateurs et des livres d’Histoire, son nom est finalement réapparu en forme d’hommage pour baptiser un cratère lunaire et, plus romantique, pour baptiser le Cogia hippalus, un papillon de la famille des Hespériidae, que les Anglais appellent les skippers

Alexandrie doit bien sûr son nom à Alexandre le Grand.

Arabie: on connaît depuis Hérodote le terme Arabia. A l’origine « Arabes » désigne les  tribus campées à l’est et au sud-est de la Palestine, mais ce nom s’étendra progressivement aux habitants de toute la péninsule. On rapproche ce nom de l’hébreu arab « aride, stérile » et  arabah, « plaine désertique ».

Perse : Le terme Parsa est un ethnique qui a désigné non seulement les habitants, mais aussi la région et sa capitale. On a rapproché ce nom de l’avestique parsva, « côté» : les Parsa auraient été un clan latéral ou marginal parmi les anciens Iraniens.

Baloutchistan : c’est « le pays (-stan) des Baloutchis». Cet ethnique semble issu du persan baloc, « pâtre ».

Bab-el- Mandeb : ce détroit entre l’Arabie et l’Afrique porte un nom qui signifie « la porte (bâb) de la lamentation ( el mandeb) », sans doute en référence aux nombreux naufrages qui s’y étaient produits.

Oman : attesté bien avant l’expansion de l’islam, chez Pline l’Ancien puis Claude Ptolémée, le nom n’est pas nécessairement d’origine arabe mais n’a pas d’étymologie connue avec certitude.

La mer d’Erythrée : l’Erythra thalassa d’Hérodote est ce que nous appelons la mer d’Oman, prolongée par le golfe d’Aden. Les grecs n’avaient fait qu’emprunter, en le traduisant, un nom employé par les marins arabes. Au sud-ouest de l’ancienne Arabie (l’actuel Yemen) se trouvait la nation des Himyar. Ce terme est le pluriel de ‘ahmar, « rouge ». Les Himyar étaient donc « les Rouges », par opposition aux indigènes noirs des régions africaines de l’autre côté de la mer, et le Bahr al-‘Ahmar était « la mer Rouge». Bien plus tard, en 1514, l’amiral Albuquerque nota dans une lettre au roi Emmanuel que la surface de la mer était, à perte de vue, couverte de taches rouges (manchas vermelhas). Les pilotes arabes pésumaient qu’il s’agissait de courants particuliers, les Portugais pensaient plutôt à des poussières apportées par le vent tandis que des savants parlèrent de colonies d’infusoire. Quoi qu’il en fût, cette observation engagea Albuquerque à conserver ce nom de Mar Vermelho ou Mar Roxo que la tradition gréco-latine avait déjà donné à cette mer.

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12 commentaires sur “L’homme dont les vents portaient le nom

  1. Que de choses on apprend en vous lisant ! En recherchant des renseignements sur cet Hippale, j’ai même ainsi découvert le premier sens du mot périple, « terme de géographie qui décrivait, dans l’Antiquité, un document manuscrit utilisé par les Phéniciens, les Grecs puis les Romains pour la navigation autour d’une mer, d’une côte ou d’une région d’une manière assez sommaire, listant les ports, embouchures de rivières, les amers ou les dangers que le navigateur pouvait rencontrer avec des distances approximatives entre ces derniers. »

    Les anglophones ayant toujours une longueur d’avance sur nous, le « Le Périple de la mer Érythrée » est même disponible en anglais sur internet.

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  2. >leveto
    Mais je trouve qu’un cratère lunaire peut-être très romantique et quel plaisir de découvrir celui-ci dans votre billet ! Surtout que ce papillon fait si triste sans presque de couleur , comme si la mer les avait toutes prises pour le billet mais il n’y a pas de justice dans la nature .

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  3. après avoir un peu caboté sur la toile (et ailleurs),
    je crois comprendre d’après le dernier long paragraphe que Bahr al-’Ahmar est ce que l’on appelle la mer rouge en français .
    Comme l’hébreu a été évoqué à propos du mot arabe, il n’est peut-être pas secondaire de préciser qu’en hébreu (biblique) « la mer rouge » de la langue française » se dit littéralement « la mer des roseaux -ou des joncs- ים סוף : ce que je vais translittérer d’une manière possible » yam souf « (trans littération retenue d’ailleurs par le monde
    http://sciences.blog.lemonde.fr/2010/09/23/et-le-vent-ouvrit-la-mer-rouge-pour-moise-et-les-siens/
    , après avoir lu des translittérations aussi »aberrantes » qu’instructives -très drôles !- et j’en citerai une, de ces translittérations aberrantes
    http://translate.google.fr/translate?hl=fr&langpair=en|fr&u=http://www.crivoice.org/yamsuph.html
    In fact, nowhere in the entire Old Testament Hebrew text is the body of water associated with the exodus ever called the « Red Sea. » En fait, nulle part dans l’ensemble du texte hébreu de l’Ancien Testament est la masse d’eau associée à l’exode jamais appelé « la mer Rouge. » Instead in the Hebrew text the reference is to the yam suph . Au lieu de cela dans le texte hébreu est fait référence à l’suph igname. The word yam in Hebrew is the ordinary word for « sea, » although in Hebrew it is used for any large body of water whether fresh or salt. L’igname mot en hébreu est le mot ordinaire pour « mer », même si en hébreu, il est utilisé pour toute grande étendue d’eau si douce ou salée. The word suph is the word for « reeds » or « rushes, » the word used in Ex. Le suph mot est le mot pour « roseaux » ou « rushes », le mot utilisé dans l’Ex. 2:3, 5 to describe where Moses’ basket was placed in the Nile. 2:3, 5 à décrire le lieu où le panier de Moïse a été placé dans le Nil. So, the biblical reference throughout the Old Testament is to the « sea of reeds » ( eg , Num 14:25, Deut 1:40, Josh 4:23, Psa 106:7. etc.). Ainsi, la référence biblique à travers l’Ancien Testament est à la «mer des roseaux » (par exemple, Num 14:25, Deut 1:40, 4:23 Josh, Ps 106:7. Etc)
    Now the simple fact is, we do not know exactly what body of water is referenced by yam suph in Scripture, which is the origin of much of the debate. Maintenant, le fait est, nous ne savons pas exactement ce que le corps de l’eau est référencé par suph igname dans l’Écriture, qui est à l’origine d’une grande partie du débat. »
    par contre le mot rouge en hébreu est אדום( adom, comme Edom) de la racine d’Adam, mais aussi de la terre, et où l’on entend le sang דום.
    Excusez-moi de cette longueur mais la différence se voit ainsi et vous pourrez vérifier assez facilement.

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  4. J’ignore si le commentaire -un peu long et avec 2 liens pour que vous puissiez vérifier-passera : il montre en toutes lettres -y compris carrées- que l’hébreu biblique ne dit pas « la mer rouge » avec la couleur rouge .

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  5. ►xx
    L’essentiel du débat dont parle votre dernier lien est centré sur l’utilisation dans la traduction anglaise de la Bible ( la Bible du roi Jacques publiée en 161) du nom « mer Rouge » pour traduire l’hébreu yam suph , « mer de roseaux ». La plupart des historiens sont maintenant d’accord pour penser que Moïse et son peuple n’ont pas traversé la mer Rouge (l’Érythrée ) proprement dite — c’est-à-dire au sud de la péninsule — mais une zone de marais bien plus au Nord. Conclusion : yam suph et mer Rouge désignent deux « ( bras de) mers » différentes

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  6. >leveto
    Non leveto, je n’ai pas voulu commenter le débat des historiens et si je l’avais fait, je l’aurais fait avec une autre prudence que vous: il y a des questions de LANGUES,-qui s’étudient – d’histoire des traductions, et avec lesquelles on ne peut être expéditif , a fortiori quand on parle d’étymologies .
    par exemple « igname » est un mot dans les dictionnaires de la langue française !
    Yam est ici une « TRANSLITTERATION » …
    Quant à « rouge » en français, mais red en anglais -qui est donc le rouge donc de ce que le français appelle « la mer rouge » -vous verrez chez le philosophe de l’art-traduit !- A.Danto qui reconnaît, tout philosophe de l’art qu’il était, avoir ignoré que « le carré rouge » était devenu un thème de prédilection des artistes, comment les philosophes y ont été sensibles ( sans qu’il soit là question de synesthésie )
    -je vérifie que l’anecdote est si fameuse -il la répète souvent – qu’il y en a un écho sur la toile qu’on trouve avec:.+ Arthur Danto +carré rouge+ et Leo H. Hoek en « books »
    [autrement dit, il s’agit de tout autre chose que de « vérité » historique, même si les récits des historiens y sont essentiels : comme les langues dans lesquelles ils les rapportent: et le travail de Pastoureau y a sensibilisé pour les couleurs]

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  7. ► leveto : La plupart des historiens sont maintenant d’accord pour penser que Moïse et son peuple n’ont pas traversé la mer Rouge (l’Érythrée ) proprement dite — c’est-à-dire au sud de la péninsule — mais une zone de marais bien plus au Nord

    Il faut ajouter que de nombreux historiens sont d’accord pour penser que … Moïse n’a sans doute jamais existé.

    En effet, s’appuyer sur un texte religieux pour établir des faits prétendument historiques est pour le moins douteux, pour ne pas dire dangereux.

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  8. Mais bien entendu, Jacques C! Vous aviez compris que je parlais des historiens qui partaient du postulat que la Bible relatait des faits réels et qui se penchaient alors sur une possible explication rationnelle des faits décrits, comme il se trouve des scientifiques essayant de trouver une explication rationnelle aux miracles christiques.

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  9. Leveto, il me semble qu’on ne peut évoquer les progrès de la navigation ancienne, de la Mer d’Eryrthrée vers les Indes, sans se souvenir que les Egyptiens, vers
     -600, étaient assez familiers de cette mer pour avoir, dit-on (Hérodote), tenté et réussi une navigation autour de l’Afrique, revenant en Egypte par les Colonnes d’Hercule et la Méditerranée.
    (A vrai dire, vérifiant la chose, je vois que les marins envoyés à l’aventure par le pharaon étaient phéniciens).
    Quant aux papillons Hespériidae, a-t-on une idée de l’origine de cette dénomination, les Hespérides étant les nymphes du couchant (plutôt à l’ouest …)`

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  10. ► harald’s: « La navigation des Anciens était très prudente en ses débuts : on ne naviguait le plus souvent que de jour, de cap en cap, à l’aide d’une ligne de sonde ; on mouillait la nuit en utilisant de grosses pierres à défaut d’ancre (l’invention de celle-ci semble due aux Romains). S’il advenait qu’on dût faire route de nuit, le timonier se guidait sur les astres, dont les Égyptiens, les premiers, connurent bien les mouvements. […] La position restait incertaine ; cette navigation à l’estime exigeait de fréquents recalages sur la terre et se ramenait à une navigation côtière. » Cette technique de navigation avait permis aux Anciens ( Phéniciens, Carthaginois, …) de connaître l’intégralité de la Méditerranée, de poursuivre jusqu’en Grande-Bretagne et — peut-être — de contourner l’Afrique, mais sans trop s’éloigner des côtes. La grande aventure tentée et réussie par Hippale consistait à quitter la terre de vue en se fiant aux vents pour atteindre son but.
    P.S pour couper court à toute discussion, je précise que je ne parle ici ni des Sumériens, ni des Vikings, ni des Chinois, et autres anciens navigateurs .

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  11. ► harald’s : je réponds un peu tardivement à votre interrogation : «Quant aux papillons Hespériidae, a-t-on une idée de l’origine de cette dénomination, les Hespérides étant les nymphes du couchant (plutôt à l’ouest …)»
    La famille des Hesperiidae regroupe des papillons diurnes qui ressemblent à des papillons nocturnes d’où leur aspect «si triste sans presque de couleur» que signalait xx dans son premier commentaire le 13 février 2011 à 22:51 .
    Nocturne, nymphe du couchant : tout s’explique!

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  12. ajout vespéral
    les Hespérides ne sont pas toutes de pommes d’or faites

    merci pour ce billet leveto : passionnant, demanderait des recherches

    Votre Hippale, navigateur téméraire, me rappelle l’hypallage, figure de style et de rhétorique qui consiste à bouleverser l’ordre des mots pour en attribuer certains à d’autres.

    cf. source wiki
    Du grec ancien ὑπαλλαγή ‘échange’.On trouve le mot comme figure de rhétorique chez l’historien et rhéteur du Ier siècle av. J.-C. Denys d’Halicarnasse dans Composition des mots. Cette figure était connue des auteurs latins sous le même vocable.
    L’hypallage, si quelques auteurs lui ont autrefois donné le genre masculin, est aujourd’hui unanimement rétablie dans le genre féminin. (ahhhhh)

    exemple :

    Ce marchand accoudé sur son comptoir avide. (Victor Hugo)

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