De quelques autres îles bretonnes

Comme promis je poursuis ici ma navigation en mer de Bretagne entamée ici.

Me restaient ces deux adages à explorer :

Qui voit Groix voit sa croix ( variante : sa joie)

Qui voit Belle-Île voit son île ( variante : sa bile)

groix henri moret

Henri MORET (1856-1913) L’Ile de Groix

Groix : attesté sous la forme Groe insula en 1037, le nom est issu du breton groa, « cordon ( de galets)». L’île est en effet faite de falaises et de dunes, de plages de galets et de sable. Le breton groa est formé sur la racine celtique graua qui donnera notre « gravier ». Ce sont les graphies Groy de 1327 puis Groys en 1370 qui ont fourni le français Groix, prononcé grwa. Le breton prononce grwé, correspondant aux graphies Groaye de 1357 ou Grouay de 1380.

monet belle île

Les rochers de Belle-Ile -C Monet 1886 musée des Beaux-arts, Reims.

Belle-Île : le nom paraît si simple qu’on se demande bien ce qu’on pourra en dire… L’itinéraire d’Antonin, au IIIè siècle, donne Vindilis comme nom de cette île. Il s’agit d’un dérivé en –ili- du gaulois Vindo, « blanc »*. Selon une évolution phonétique propre à l’ancien breton ce nom va aboutir à Guedel insula en 1026. En français, ce nom a été par la suite régulièrement prononcé Bedel puis, le -d- intervocalique tombé, Beel et enfin Bel. L’attraction paronymique avec l’adjectif « belle » a fait le reste, d’où Belle Isle en 1545. Quant au nom breton actuel Er Gervér il peut se traduire par « la grande place forte ».

*contrairement à ce qu’affirme wikipedia, Belle-Île n’est pas formée que de schiste noir … L’étude de la géologie de l’île en fournit la preuve: le tuf , le schiste blanc et le micaschiste n’en sont pas absents, loin de là! Et l’impression qu’a eue Monet en est une preuve supplémentaire : à qui veut bien voir, Belle-Île peut apparaître blanche.

Je vous avais prévenus que je gardais le meilleur pour la fin: nous y voilà.

Pour en finir avec ces adages iliens bretons, on m’a raconté que, lors d’une célèbre émission radiophonique qui réunissait d’autoproclamés macrocéphales, un célèbre marin reconverti dans le comique en avait rajouté un de son crû que je vous laisse apprécier :

Qui voit Cézembre, voit son membre.

Valenciennes-Cezembre-stlo copie

Pierre-Henri de Valenciennes (1750-1819)
L’île de Cézembre (baie de Saint-Malo) au soleil couchant,

Cézembre est un petit îlot qui, du haut de ses trente-huit mètres, veille sur la rade de Saint-Malo. La première mention écrite du nom de l’île date du IXè siècle sous la plume de Bili dans sa Vie de Saint-Malo où on lit : ad insulam September. On comprend aisément qu’il s’agit d’une étymologie fantaisiste ou d’un calembour volontaire. Bili, qui parlait le breton, a vu dans la syllabe initiale cez- le breton seiz –, « sept ». La suite logique faisait passer Cézembre à Septembre aussitôt latinisé en September. On trouvera plus tard les graphies qui reprennent le nom d’origine, en le déformant peu ou prou : Sézambre en 1445, Sainct Zambre (!) en 1534, Saizambre en 1593, Cézambre en 1618.

Comme souvent, pour venir à bout d’une étymologie mystérieuse — dont on ne sait même pas exactement de quelle langue il s’agit  —, il nous faut partir de la fin et, pour le nom qui nous intéresse, reconnaître dans la finale -bre le celtique -briga, « hauteur, forteresse ».  Briga s’est souvent réduit, après la chute du -g- intervocalique,  à bria, bra, ou encore brie: ce fut le cas par exemple à Brie-Comte-Robert (et à bien d’autres Brie) ou tout simplement pour le nom de la Brie pour laquelle seuls ses coteaux plus élevés que les coteaux voisins lui ont valu ce nom, sans qu’il soit question de fortifications.  Quand Briga clôt un mot composé il se réduit à bre inaccentué ( comme dans Vinsobres dans la Drôme), l’accent se portant alors sur le premier terme du mot. Briga, que l’on peut rapprocher de l’irlandais bri, du gallois bre ou du breton bre, « mont », est issu de la même racine indo-européenne que l’allemand berg. Il désignait chez les Celtes une hauteur plus ou moins fortifiée, servant de refuge en cas de danger, et sera par la suite supplanté par dunum. C’est bien cette vocation défensive de Cézembre que déplorera César lors de sa conquête de l’Armorique :

Telle était la disposition de la plupart des places de l’ennemi que, situées à l’extrémité de langues de terre et sur des promontoires, on ne pouvait y accéder ni à pied quand la mer était haute, ce qui se produit régulièrement toutes les douze heures, ni sur des navires que la mer en se retirant, eût laissés à sec sur le sable.

Le premier élément du nom de Cézem-bre provient, lui, de l’adjectif celtique segisama formé sur sego , « fort, puissant » ( cf. le dieu gaulois Segomo,  « le Victorieux », un de ceux qui seront identifiés au Mars romain,  l’irlandais seg, « force » ou encore l’allemand Sieg, « victoire ») accompagné du suffixe augmentatif -sama ( que l’on trouve dans le nom Uxisama que donne Strabon à Ouessant et à rapprocher du superlatif larin -issima). Là aussi, la perte du -g- intervocalique a joué son rôle et réduit ségisama à sésam.

Nous voilà donc en possession du prototype de Cézembre ( dont on s’aperçoit qu’il vaudrait mieux l’écrire Sézembre) : il s’agit de  *Segisamabriga qui signifie donc « la hauteur fortifiée la plus puissante».

Notons, pour être complet, qu’il existe un cap Cézambre en Méditerranée face à Sainte -Maxime, ainsi qu’un petit port au sud de Lisbonne appelé Sesimbra, tous deux de même étymologie.

Rajoutons que *Segisamabriga a une petite sœur, mais sans le superlatif, à Segobriga, aujourd’hui Segorbe sur une colline de la Province de Castellón.

Enfin, j’ai dit plus haut que briga avait cédé sa place dans le vocabulaire gaulois  à dunum. Il n’y aurait donc rien de  surprenant à trouver par exemple un Segodunum. Voyons, voyons… Bon sang, mais c’est bien sûr! Les Rutènes : vous savez? ces Gaulois qui, avant que leur nom ne soit donné à leur capitale devenue aujourd’hui Rodez, habitaient une place forte en haut d’une butte abrupte difficile d’accès…?  Eh bien, savez-vous comment ils avaient appelé leur forteresse? Oui : Segodunum.

Et là, comme j’ai  réussi à relier une île de Bretagne à une ville du Rouergue, je n’ai vraiment plus rien à ajouter.

Source pour Cézembre : Reginca et la baie de Saint-Malo dans l’Antiquité, par Guy Souillet et Loïc Langouet. (Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, vol. 81,  1974    )

9 commentaires sur “De quelques autres îles bretonnes

  1. Le fait que le nom Belle-Île ne se découlait probablement pas de sa « beauté » m’a toujours semblé probable en raison de l’existence d’une commune continentale (et costarmoricaine) nommée Belle-Isle-en-Terre. Les deux noms me paraissaient donc probablement tous deux le résultat de convergences phonétiques (particulièrement tentante pour l’île) : puisque c’était nécessaire pour l’un (« en terre »), pourquoi ne serait-ce pas également le cas pour l’autre (« en mer ») ?

    C’est d’ailleurs pour éviter la confusion entre les deux que la première s’appelle en réalité officiellement Belle-Île-en-Mer et non plus « Belle-Île » tout-court, et la seconde, donc, Belle-Isle-en-Terre (tout comme Dol a fini par s’appeler officiellement Dol-de-Bretagne puisque certains osaient la confondre avec Dole dans le Jura, et tout comme Montauban a fini par s’appeler officiellement Montauban-de-Bretagne puisque certains pouvaient logiquement faire la confusion avec Montauban dans le… heu… là-bas dans le Sud-Ouest, là).

    Enfin bref, si je cessais de m’interrompre moi-même, merci *, puisqu’une ville située sur le continent porte le même nom, c’est donc que l’origine de ce nom est plus complexe qu’il n’y paraît. Je pensais qu’elles avaient la même étymologie, où ni « belle » ni « île » n’étaient ce qu’ils paraissaient, et où seul le hasard avait rendu apparemment logique le nom de l’île.

    Finalement, il semble que l’île de Belle-Île fasse bien référence à sa nature insulaire, donc je m’étais un peu trompé. Mais heureusement, reste que le belle ne fait pas directement référence à sa beauté, ouf.

    * Tribut à Desproges.

    —————

    De toute façon, Groix est la plus belle île du monde (même si mes ancêtres prétendraient que c’est Bréhat).

    J’aime

  2. A propos de Groix, et de graua/grava dont elle tirerait son nom, suis-je autorisé, sans encourir de moqueries, à penser aux nombreux toponymes, courants en rase campagne et aussi dans les endroits, même recouverts aujourd’hui de lotissements, qui le furent jadis, je veux parler des « Groues », terrains caillouteux ?
    Je connais même des « Groues » bordées (c’est féminin, sûrement…) de petits tas de gravats, plaisantes décharges sauvages, constituant en quelque sorte un topopléonasme…

    Par ailleurs, Belle-Isle-en-Terre me fait penser au cas de Douarnenez, dont le nom, même s’il y a controverse sur sa genèse, est de toute façons lié à la présence de l’Ile Tristan au débouché de son port principal.
    http://www.geobreizh.com/breizh/fra/villes-fiche.asp?insee_ville=29046

    J’aime

  3. Jacques C
    il semble d’après wiki que Belle-Isle-en-Terre se soit d’abord appelée tout simplement Belle-Isle, nom donné par des moines de Belle-Île qui y ont fondé un monastère au XIIè siècle. Le déterminant en Terre est un ajout de 1776. Je vérifie ça dès ce soir dans mes grimoires et vous tiens au courant.

    Anastase
    Les Groues dont vous parlez ( variantes groa ou grou pluriel groueier ) représentent effectivement aussi bien des bancs de sable, des cordons de galets que des endroits caillouteux. L’origine selon graua ne fait aucun doute.

    J’aime

  4. Leveto,

    En cinglant toujours plus à l’ouest, en traversant deux océans avec la complicité du Panama, vous pourriez alors accoster sur une autre belle île : la Ilha Formosa, c’est-à-dire « la belle île » en portugais.
    Sur les planisphères de ma jeunesse elle s’écrivait Formose, de simple manière.

    ____________

    Sans guère de rapport :
    A quelques centaines de mètres d’une petite habitation que j’ai, existe un lieu-dit : « Les Iscles ».
    Il se trouve à proximité du Buech sur lequel nulle île ne m’est visible. Juste des tas de galets épars et encombrés de grève, plus ou moins visibles selon l’étiage. On m’a dit que c’était cela, des iscles. Je veux bien le croire…
    Mais est-ce qu’un tel mot a un rapport étymologique avec île ? Le TLFI ne le connaît pas et le Wikidico n’en sait rien.

    J’aime

  5. En provençal isclo est un îlot au milieu d’une rivière, une petite île remplie d’arbres et d’arbrisseaux, isclos de la Duranço que l’on retrouve chez wiki comme les iscles de la Durance. Je laisse les toponymes en ‘iscle’ à leveto.

    J’aime

  6. Belle-Isle-en-Terre : première attestation du nom en 1444 sous la forme Bella Insula, copie conforme du nom que portait depuis 1050 l’île Guedel . La création d’un monastère par des moines venus de l’île du Morbihan semble sûre. Lui ont-ils donné le nom de leur île ? Rien n’est moins sûr. À cette époque le nom insula servait aussi à désigner en toponymie les villages construits sur la langue de terre formée à la confluence de deux cours d’eau, ce qui est le cas de Belle-Isle-en-Terre: le nom pourrait donc être purement descriptif.

    Iscles
    il s’agit effectivement d’un mot issu lui aussi du latin insula et qui peut désigner plusieurs particularités topographiques selon les régions.
    En montagne, et plus particulièrement dans le massif du Champsaur ( Claudette Germi a écrit l’ ouvrage auquel je me réfère :Mots du Champsaur, Hautes-Alpes ) est « un lieu planté de buissons dans le lit d’un torrent ou sur ses berges ». De nombreux micro-toponymes en gardent encore la trace. Comme le signale miss Pinkerton un peu plus haut, le provençal isclo a donné naissance à de très nombreux toponymes : je compte vingt-cinq lieux-dits habités répartis principalement sur les départements alpins 04, 05, et 06 mais aussi en 26, 30 et 84. Quant aux toponymes désignant un lieu-dit non habité, un champ, un terrain, une route, j’ai renoncé à les compter.

    F. Mistral dans le Trésor du Félibrige donne : « Isclo ( rom. Iscla, Isla, cat.esp.isla, lat.insula): alluvion, grève, terrain plat recouvert de buissons et d’arbrisseaux qui se trouve le long des rivières »

    J’aime

  7. ►Bonsoir et merci Rose !

    En effet, Debord refait surface, est de plus en plus lu …
    J’ai malheureusement peur que ce ne soit qu’historiquement qu’on lui accorde aujourd’hui de l’importance … alors que sa pensée ( j’allais écrire sa philosophie) est intemporelle et serait si précieuse à mettre en œuvre encore aujourd’hui.

    J’aime

  8. Bré / Bray, petite ville du comté de Wicklow où les monts dudit se jettent littéralement dans la Mer d’Irlande. Souvenirs de nombreuses ballades avec le club de rando de University College Dublin il y a quelques décennies…

    J’aime

Laisser un commentaire