Du genou à la bouche, ça se complique !

On a vu dans mon précédent billet consacré à Gênes « à genoux » que l’étymologie  désormais communément admise de Genua  ( 218 av. J.- C., Ptolémée ) faisait appel au radical ligure d’origine indo-européenne  gen- , avec le sens de « courbure, pliure » à l’origine de notre « genou ». Ce même gen- serait à l’origine du nom de Genève ( ex Genava, milieu du Ier siècle av. J.-C., César). Dans les deux cas, il est fait appel à la topographie : le golfe de Gênes, vu de la mer, aurait fait penser à une « pliure de genou » comme l’angle formé par le Rhône s’échappant du Lac Léman où Genève fut bâtie.

Une autre hypothèse, apparue en 1986, vient compliquer les choses. François de Beaurepaire publie cette année-là  Les noms des communes et anciennes paroisses de la Manche, ( Paris, 1986, 255 p. ) dans lequel il propose une étymologie gauloise aux premiers noms connus d’Avranches, πολις Ἰγγένα [polis Ingéna, « la ville d’Ingena »]; Ἰνγένα [Ingéna], Ἰνγέναρ [Ingénar], Ἴνγεννας [Íngennas] ( Ptolémée, vers 150 ). Là où les spécialistes de la langue gauloise (  Georges Dottin , Pierre-Yves Lambert, Jacques Lacroix et même Xavier Delamarre ) sont unanimes et ignorent totalement le nom d’ Ingena, qu’ils semblent considérer implicitement comme d’origine pré-celtique, François de Beaurepaire y voit le gaulois  « gen […] bien attesté dans la Gaule [, et] considéré comme signifiant  » bouche, embouchure »».  Selon lui, Ingena signifierait « dans l’embouchure » et correspondrait à la situation ancienne du port d’Avranches qui devait se trouver dans l’estuaire de la Sée tandis qu’il est aujourd’hui dans les herbus du Val-Saint-Père, traversé par la Route des Estuaires. Avranches doit son nom actuel à la tribu gauloise des Abrincates, du  latin Abrincatui issu des celtiques  aber, « estuaire » et catui « guerrier » : les guerriers de l’estuaire. CQFD.

Avranches ( Manche )

Il propose la même étymologie pour Genêts dont les formes anciennes ( Genitium au Xè siècle, Genecium en 1140) excluent tout rapport avec la plante ( latin ginesta ) et seraient issues de ce même gaulois gen- suivi du suffixe -icium. Le toponyme ferait alors référence, soit à la baie du Mont-Saint-Michel, vaste estuaire de la Sée et de la Sélune, soit à l’embouchure de la Lerre sur laquelle l’agglomération est située. N.B. : l’hypothèse d’Ernest Nègre, à savoir le nom de personne gallo-romain Genetius, attesté par ailleurs,n’est pas forcément à réfuter.

Vieux ( Calvados )

On peut rapprocher de ces noms celui, ancien, de Vieux ( Calvados ) que Ptolémée nommait Aregenua soit « devant (are) l’embouchure ( genua ) » ( en l’occurrence de la Guigne, ruisseau qui se jette dans l’Orne)  et celui d’Argenne, un hameau à Saint-Quentin-sur-le-Homme (Manche ).

L’Arguenon, Argenis fluvius, qui longe à l’ouest le Poudouvre, pourrait avoir la même étymologie, à moins qu’il ne s’agisse plus simplement du breton ar gwenn, « la (rivière) blanche ».

François de Beaurepaire va plus loin en faisant de ce gen– gaulois, « embouchure », l’origine de Gênes et de Genève.

Discussion

On l’a vu, la majorité des spécialistes de la langue celtique considèrent que le radical gen- est antérieur à cette langue et le classent dans le pré-celtique indo-européen avec le sens de « genou », métaphore utilisée en toponymie pour décrire une courbe en « pliure de genou ». Cette métaphore convient parfaitement pour Gênes et Genève, deux noms d’origine ligure.

En revanche, on voit mal un « genou » dans la topographie des communes de la Manche et du Calvados citées plus haut. Il faut donc trouver une autre explication.

En s’appuyant sur le vieux breton genou ( sous la forme guenou dans le Catholicon ) issu de *genowes, ancien pluriel brittonique de *genu « joue », d’où le breton moderne gen « joue »( cf. genau en gallois, ganow en cornique, genaua en gaulois, de même sens ) on touche à la solution : le breton genoù a le sens de « bouche, ouverture, gueule » et, par analogie, d’« embouchure ». Nous y voilà !

Il y aurait donc deux gen- : l’un pré-celtique au sens de « genou », l’autre, celtique, au sens de « bouche », ce qui explique les confusions faites par certains à propos des étymologies de Gênes ou de Genève, considérées à tort comme gauloises.

Enfin, en ce qui concerne l’ancien nom d’Orléans, je pense qu’il faut suivre Pierre-Henri Billy qui privilégie Cenabum plutôt que Genabum — et il n’est pas le premier !

Jerôme Zurita a, entre autres, publié des Commentaires sur l’Itinéraire d’Antonin.

L’extrait ci-dessus est issu de Dissertation sur Genabum, du père Toussaint Duplessis, publiée en 1736.

La devinette à laquelle vous avez échappé — une seule occurrence sur la toile !

Sur un autre continent, dans une langue qui n’a rien à voir avec l’indo-européen et qui n’est plus parlée aujourd’hui que par moins de trois mille personnes, un hydronyme fait référence au genou. Quel est cet hydronyme ?

Il s’agit du Cocopiki Sagahigan , « le lac au genou plié » en algonquin ( aujourd’hui lac Taraud, semble-t-il ), au Québec. Cf. La Toponymie des Algonquins ( p.51, fichier PDF un peu long à télécharger );

Avec, par ordre d’apparition:

  • Ptolémée et César, qu’on ne présente plus ;
  • François de Beaurepaire : auteur de Les noms des communes et anciennes paroisses de la Manche, ( Paris, 1986, 255 p. ) ;
  • Georges Dottin ( 1863 – 1928 ): auteur, notamment, de La Langue Gauloise : Grammaire, Textes et Glossaire,  C. Klincksieck, Paris, 1918 ( lecture possible sur Gallica )
  • Pierre-Yves Lambert : cf. wiki ;
  • Xavier Delamarre : cf. la fiche Academia.edu.
  • Ernest Nègre : auteur du monumental Toponymie générale de la France. Cf. wiki.

Et, puisque tout doit toujours finir en chanson :

http://www.ina.fr/video/I04312898

11 commentaires sur “Du genou à la bouche, ça se complique !

  1. Pour rester dans le domaine des toponymes amérindiens, rappelons « Wounded Knee », tristement célèbre à cause d’un massacre de Sioux Lakotas par les « tuniques bleues ».

    Ce toponyme viendrait de l’hydronyme « Wounded Knee Creek » ( » Ruisseau du Genou Blessé »), qui se dirait en lakota «  »Chankwe Opi Wakpala ».

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_Wounded_Knee

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Wounded_Knee_Creek

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  2. Pour ce qui est de la prononciation de l’initiale de Κήναβον(Kenabon)/Cenabum/Genabum, remarquons qu’il y a aussi un certain flottement dans le traitement de l’initiale de la racine GAL/KEL que l’on a dans le latin Gallus, le grec κελτος (keltos) et le grec γαλατος (galatos) [1. Gaulois en général, aussi bien de la Cisalpine que de la Transalpine – 2. Galate, appartenant à un peuple celte d’Asie Mineure].

    « Gallia est omnis divisa in partes tres, quarum unam incolunt Belgae, aliam Aquitani, tertiam qui ipsorum lingua Celtae, nostra Galli appellantur. »

    http://www.thelatinlibrary.com/caesar/gall1.shtml

    « Toute la Gaule est divisée en trois parties, dont l’une est habitée par les Belges, l’autre par les Aquitains, la troisième par ceux qui, dans leur langue, se nomment Celtes, et dans la nôtre, Gaulois. »

    http://bcs.fltr.ucl.ac.be/CAES/BGI.html#1

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  3. Delamarre (« Vocabulaire indo-européen ») propose *genus comme une des deux formes du radical IE qui signifie « machoire inférieure ».

    On la retrouve dans le mot γενυς (« mâchoire inférieure » ou « bouche extérieure », c’est-à dire lèvres, joues et menton) et, au degré zéro, dans le mot grec de même sens γναθος (gnathos) [les agnathes sont des poissons sans mâchoires] : on peut vraisemblablement les rapprocher du celtique gen-.

    N’y aurait-il, à l’origine, qu’une seule racine qui aurait signifié « angle », « articulation » ou quelque chose dans ce genre ? Je n’ai encore rien trouvé, mais je ne désespère pas.

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  4. Il existe un (petit) lac du Palentin et un lieudit Palentin dans la commune d’Ardres (Pas-de-Calais). Mais je ne trouve aucune entrée sur le « Dictionnaire étymologique des noms de lieux » de Dauzat et Rostaing (et je n’ai pas d’autre ouvrage de ce genre sous la main).

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    Le seul rapport (extrêmement hypothétique) qui m’apparaisse entre « Palentin » (à supposer qu’il s’agisse d’un nom commun) et « genou » est le terme saintongeais « palène dau g’neuil », qui désigne la rotule.

    Il existe des affinités entre le saintongeais et le canadien français familier (en outre, Champlain est originaire de Brouage et de nombreux Saintongeais ont émigré en Nouvelle France au dix-septième siècle).

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