Les terres libres

Face aux terres seigneuriales qui formaient le fief, il a existé des terres libres.

Un adjectif a qualifié ces terres : l’adjectif « franc », c’est-à-dire « libre », comme tout ce qui appartenait à des Francs. C’est ainsi qu’ont été formés les noms de :

  • Frampas en Haute-Marne, Francus passus en 1165, le « passage libre, affranchi de tous droits » ;
  • Francalmont en Haute-Saône, de francalis, dérivé de francus, et mons, « mont » ;
  • Francaltroff en Moselle (Altorff en 1339 et Frey Altorff en 1628) avec les germaniques alt, « vieux », et dorf, « village » ;
  • Francastel dans l’Oise, avec castel, forme picarde de « château » ;
  • Francazal en Haute-Garonne, avec cazal, « ferme » ;
  • Francheval dans les Ardennes avec val (au féminin) ;
  • Montfranc en Aveyron, Montis franchi en 1341.

Une place de l’église comme je les aime : sans église.

Il  conviendrait d’ajouter à cette liste les nombreuses villes nouvelles volontairement créées au Moyen Âge dans le cadre du boom démographique européen des XIè, XIIè et XIIIè siècles. Là où il n’y avait rien, ou tout au plus un village qui vivotait, une autorité, civile ou ecclésiastique, créait une bourgade, qui sera reconnaissable à ses rues larges (pour l’époque), droites et régulières, sur un plan préconçu et rapidement exécuté. On y attirait les habitants en leur octroyant le statut d’hommes libres, souvent en supprimant la taille, le service militaire, le droit d’hébergement du seigneur et de sa suite. Certaines créations religieuses accordaient même le droit d’asile, « sous sauvegarde de la paix de Dieu » : ce sont les sauvetés (du latin salvitas, « sécurité », en général sur le chemin de Compostelle.  D’autres étaient conçues par la monarchie comme des machines de guerre contre la féodalité : ce sont les bastides ou les bâties occitanes (du germanique bastjan, « bâtir ») qui, dans le Sud-Ouest, ont servi à renforcer les positions des deux monarchies qui s’y faisaient face, la française et l’anglaise. Toutes ces villes nouvelles, villes franches, sauvetés, bastides, etc. feront l’objet d’un (ou plusieurs) billets ultérieurs, celui-ci étant essentiellement consacré aux terres plutôt qu’aux villes elles-mêmes.

Parallèlement à la terre franche vue plus haut est apparu l’alleu, du francique al ôd, « tout bien », c’est-à-dire « pleine propriété », transcrit alodis (Loi salique) et allodium (Loi des Longobards). Historiquement, l’alleu était une terre donnée en toute propriété et libre de redevance aux guerriers des invasions germaniques installés dans l’Empire romain puis a fini par désigner toute terre ne relevant d’aucune autre, un bien échappant à la féodalité, correspondant à une propriété au sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot. Si, au nord de la Loire, le principe « nulle terre sans seigneur » l’a très vite fait se raréfier, ailleurs son caractère assez exceptionnel a suffisamment marqué les esprits pour laisser des traces toponymiques. On trouve ainsi des localités nommées Les Alleuds (M.-et-L., aujourd’hui dans Brissac-Loire-Aubance ; Deux-Sèvres, aujourd’hui dans Gournay-Loizé), Les Alleux (Ardennes, aujourd’hui dans Bairon-et-ses-Environs), Les Allues (Sav.), Arleuf (Nièvre), Arleux (Nord) ainsi que de nombreux micro-toponymes en Normandie, Poitou, Bretagne et Morvan. Certains de ces noms ont pris des formes où il est parfois difficile de les reconnaitre comme comme pour Les Élus (à  Cléry-Saint-André, Loiret) notés Les Alleuz en 1584. Le même mot alleu, avec l’agglutination de l’article, a fourni Laleu (Orne, Somme), Lalleu (I.-et-V.), Lalheue (S.-et-L.), Lalœuf (M.et-M.). Le diminutif apparait dans Les-Alluets-le-Roi (Yv.). L’ancien occitan employait alluèch que l’on retrouve dans le Puech d’Alluech à Saint-Chély-du-Tarn (Loz.) et Alluèches à Veyrau (Av.). Une autre forme occitane alo est à l’origine du nom d’Allos (Alpes-de-Haute-Provence, ad Alodes vers 1056) et de micro-toponymes en Alos, Lalo, Lalot, etc.

Le nom du village d’Alleuze (Cant.), attesté castrum Helodie en 1252 puis Aleuza en 1388, semble être lui aussi issu de alod et nous permet de rappeler que le prénom Élodie a la même étymologie.

Notons pour finir un pays vraiment libre, le Franc-Alleu, partie de l’ancien Nigremontois (latin nigrum, « noir » et montem, « mont », où l’ordre germanique déterminant-déterminé fixe l’appellation à une époque antérieure aux Carolingiens) dans la Creuse, dont le nom indiquait une propriété héréditaire et exempte de toute redevance. Plus d’une dizaine de lieux-dits Franc-Alleu ou Francs-Alleux se dispersent de Champagne en Picardie.

La disparition des alleux a pu être compensée, au moins en partie, par l’apparition de nouveaux espaces libres.  C’est le cas, d’une part, des villes nouvelles vues plus haut. D’autre part, les habitants des villes, mais aussi des campagnes, se sont parfois organisés en « ligues jurées ». Ces ligues ou communes, du latin communis, « commun », se sont souvent opposées aux seigneurs, souvent avec la bénédiction du pouvoir royal, dont elles ont pu percevoir des privilèges juridiques, comme la propriété ou la gestion collective des terres. Ces biens communaux ont parfois été à l’origine de villages auxquels ils ont donné leur nom comme Commenailles et Communailles-en-Montagne (Jura) formés sur le latin communalia, « propriétés possédées en commun par les gens d’un village ». Le déterminant de Saint-Martin-de-Commune (H.-S.) a la même origine comme le nom de Comus (Aude, en occitan Comuns, du masculin comunen). Un très grand nombre de lieux-dits et hameaux portent un nom rappelant ce statut : Commune, La ou Les Commune(s), Commun, Communal, Communau(x), etc. Préaux en Seine-Maritime se distingue par la, présence des lieux-dits les Communaux, les Communes, Biens Communs et la Ferme des Communes. Une place particulière peut être faite à des noms qui rappellent le fouriérisme et les phalanstères comme la Commune Garaudière et la Commune Georges à Mably (Loire) ou Les Communes à Marlhes (id.). Le déterminant de Cys-la-Commune (Aisne) lui vient d’un privilège accordé en 1790 qui lui permettait de conserver son maire et son juge de paix.

La devinette

Il vous faudra trouver le nom d’une commune de France métropolitaine, ancienne « terre libre ».

Il s’agit d’un nom en trois mots. Le premier définit la terre libre, le second est un mot de liaison et le dernier est l’autre nom du village issu d’un diminutif tardif d’un hydronyme gaulois.

Pas d’autre idée d’indice que cette vidéo :

 

Réponse attendue chez leveto@sfr.fr

Sinon, rendez-vous mardi : d’autres idées d’indices me seront venues d’ici-là, j’espère !

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5 commentaires sur “Les terres libres

  1. Bonjour M Leveto

    petite liste du lundi

    35 LE PERTRE ( pertrum , pertum, de pertra )

    38 BARRAUX ( le Fayet) ruisseau des Dégoutés ( un seul T)

    38 BOUQUéRON ( à Corenc)

    38 le lac de PETICHET

    43 CHANALEILLES

    38 CIERS

    BIONNAS ( je viens de lire 325 000 Francs , de Roger Vailland )

    CLOUANGE

    Merci beaucoup

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  2. Il eût été possible d’inclure à la liste notre Fribourg mosellan (« franc » et « frei » , correspondant en allemand à la forme anglaise « free » étant apparentés) :

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  3. lecteur

    ■ 38 chemin de CLESSANT à Chapareillan :

    C’est très frustrant ! La carte de Cassini (feuillet 149, Montmeillan) montre bien Chapareilhan et ses hameaux dont Clessant mais le nom y est surchargé dans sa partie centrale par ce qui semble être un chemin (ou une frontière) et se lit donc Cle*an , en tout cas sans -t final. L’absence de ce t final peut faire penser à un dérivé en anum d’un anthroponyme latin qui pourrait alors être Classius qui a donné, avec acum , son nom à Clessé (Deux-Sèvres).

    38 chemin de BISPLAINE à Chapareillan : ni ce Bisplaine, ni même un nom approchant, n’apparaissent chez Cassini. Aucune idée sérieuse de sa signification.
    ♦♦♦

    ■ 35 LE PERTRE ( pertrum , pertum, de pertra )

    Le paragraphe de la page wiki consacré à la toponymie dit à peu près tout.
    On peut rajouter que Perta est un toponyme très fréquent dans le nord de la France, notamment en Champagne, sous les formes actuelles Perte et Perthe . L’étymon en est le gaulois *perta, « petit bois », féminin issu de l’indo-européen *perkus, « chêne ». C’est de ce même étymon qu’est issu le nom de la déesse Perta porté sur une inscription trouvée à Uchaud (Gard).

    ■ 38 BARRAUX ( le Fayet) ruisseau des Dégoutés ( un seul T)

    ♦ Barraux (de Barralis au XIè siècle) : D&R penchent pour le pré-celtique barr, « sommet, hauteur », et suffixe –alis, tandis que E. Nègre (c’est une obsession dont il s’est fait une spécialité) opte pour un pluriel du nom de personne germanique Beraldus
    ♦ ruisseau des Dégoutés :
    Patois dégotâ, « couler goutte à goutte, dégoutter » . La graphie avec -t- unique est directement tirée du patois.

    ■ 38 BOUQUÉRON ( à Corenc)

    C’est sans doute un toponyme avec le sens de « bosquet », ou encore un terme désignant un bûcheron.

    ■ 38 le lac de PETICHET

    Pétichet est un hameau de Saint-Theophrey appelé Parvus Chatz au XIVè siècle, Parvocapto et Parvocato au XVè siècle puis Petichat et enfin Petichet chez Cassini. Un « petit chat » s’expliquant mal, il faut sans doute plus vraisemblablement y voir un nom de personne, sobriquet physique faisant référence à une « petite tête », où –chet dérive de caput, comme chef. La forme chatz du XIVè siècle est une graphie franco-provençale avec -z- terminal comme dans La Clusaz.

    ■ 43 CHANALEILLES

    Attesté de Canalilis au XIè siècle, du latin canalilia, dérivé diminutif de canalis, « canal ». Chanaleilles est au confluent de plusieurs torrents.

    ■ 38 CIERS

    Il s’agit d’un hydronyme pré-celtique *cier, comme pour le Cier, affluent droit du Gers à Ariès-Espéran (H.-Pyr.), le Sierroz, torrent qui se jette dans le lac du Bourget et le Fier, affluent gauche du Rhône à Seyssel (H-Sav.) noté Cyers au XIIIè siècle.

    BIONNAS ( je viens de lire 325 000 Francs , de Roger Vailland )

    Je n’ai pas lu ce livre, mais un rapide tour sur Google m’apprend qu’il s’agit d’un toponyme fictif représentant Oyonnax (Oionaco en 1184, du nom d’homme latin Audenius et suffixe acum). L’auteur semble s’être contenté de transformer en B- le O- initial du toponyme.
    On peut rapprocher le nom ainsi obtenu de celui de Bionaz, village montagnard dans le Val d’Aoste, dont l’étymologie est incertaine : plusieurs hypothèses ont été formulées, aucune ne l’emporte vraiment. La dernière en date propose un nom formé sur la racine prélatine onna, « cours d’eau ». À noter qu’une rivière de la Marne s’appelle la Bionne, ce qui confirmerait cette dernière hypothèse.

    CLOUANGE

    Clouange en Moselle est attesté Cloanges en 1244, du nom d’homme germanique Hlodo et suffixe germanique –ing.

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