Ce billet clôt mon feuilleton sur mes souvenirs du Larzac en 1974 dont on peut relire les précédents épisodes ici, là, là et enfin là.
J’ai raconté dans le troisième épisode ma rencontre sur le plateau du Larzac en 1974 avec un groupe de jeunes allemands. Venus passer une partie de l’été dans les gorges du Tarn pour échapper à l’euphorie marquant la victoire de leur pays à la Coupe du Monde de football qui se déroulait chez eux, ils avaient été intrigués par l’arrivée massive des manifestants et s’étaient joints à nous. Cela leur semblait d’autant plus naturel qu’ils étaient engagés chez eux dans la lutte antinucléaire (ils avaient été parmi les premiers manifestants à Olten en Suisse en 1973).
Cette année-là, pourtant, un autre combat les mobilisait. Le SED est-allemand avait décidé d’édifier la quatrième génération du mur de Berlin, le Grenzmauer 75 ( « mur frontière 75 ») : en plaques de béton armé, il sera plus haut et plus large et les barbelés seront remplacés par des cylindres de béton réputés infranchissables. Une manifestation de protestation, côté ouest, était prévue le samedi 30 août à Berlin . Comme tout le monde depuis JFK en 1963, j’étais Berlinois et, même si je ne parlais pas (et ne parle toujours pas) allemand, je me sentais concerné : abattre une clôture militaire ici ou un mur là-bas me semblait parfaitement censé. Si je partais à Berlin pour le dernier weekend du mois d’août, je serais de retour le lundi 2 septembre ou le mardi 3 au plus tard, mon premier oral de rattrapage n’était prévu que le mercredi 4 : c’était parfaitement jouable, d’autant plus que je prenais la résolution ferme et irrévocable de profiter du trajet en train pour poursuivre mes révisions! J’ai donc pris la décision raisonnable de rejoindre mes nouveaux amis à Berlin le vendredi 29 août. Et le fait que Kerstin, pourvue d’arguments qu’elle savait mettre en avant, se soit montrée très convaincante et persuasive n’y est bien sûr pour rien.
Je suis monté à Berlin dans un train à soldats envahissants et bruyants, ce qui m’aurait empêché de réviser mes cours si je n’avais pas oublié de les emporter …
Le weekend berlinois fut … étonnant. N’ayant pas eu le temps d’apprendre l’allemand, je n’ai pas compris grand chose à ce qui se passait même si Kerstin essayait de me traduire l’essentiel. Assister à une petite réunion préparatoire d’une manif dans une langue que vous ne comprenez pas, dans un groupuscule dont vous ne comprenez même pas le nom, est un grand moment surréaliste. Pour le reste, je fus la plupart du temps dans une sorte de brouillard, obligé de suivre ma copine comme un petit chien avec la crainte de la perdre de vue ne serait-ce qu’un instant. La manif fut très tranquille et plutôt joyeuse, on aurait plutôt dit un grand monôme étudiant avec fanfare et slogans chantés.
On a pris de la hauteur en grimpant aux arbres pour constater que nous n’étions pas si nombreux que ça (après le Larzac, ça me paraissait même être un échec, mais je n’ai rien dit pour ne pas vexer mes amis). J’ai quand même remarqué des activistes cagoulés ou casqués, armés de gourdins, de barres de fer ou de chaînes de vélo. Les CRS allemands sont aussi impressionnants que les français et, même si la manif autorisée bénéficiait de la bienveillance des autorités, ils n’apprécient pas plus les casseurs que chez nous. C’est pourquoi, quand Kerstin s’est mise à courir en criant « Lauf ! Schnell ! », je n’ai pas eu besoin de traduction. De toutes façons, mes hormones et moi l’aurions suivie au bout du monde.
Comme partout ailleurs dans le monde, je suppose, l’après manif fut consacré à raconter sa manif, sa vision des choses, à confronter ses anecdotes à celles des autres, à les embellir, à rire de ses peurs pour en faire de bons souvenirs, bref, à peine la manif était-elle finie que déjà on en faisait une légende…
En tout cas, je ne me vante pas, moi, d’avoir participé à la chute du Mur en 1989 .En revanche, j’y étais en 1974 : j’ai même une photo pour le prouver .
Pour la petite histoire et pour ceux que cela intéresse, je n’ai jamais revu Kerstin.
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Olten ( Suisse): il s’agit d’un ancien Ollodunum formé avec le gaulois dunum, « forteresse» et le nom d’homme Ollus ( gaulois latinisé que l’on retrouve chez nous à Olargues, Hérault, et à Ollé, Eure-et-Loir).
Berlin: depuis 1253, soit un an après sa fondation, un ours figure dans las armoiries de la ville, en raison d’une étymologie populaire qui veut voir le nom de l’ours Bär dans la première syllabe du nom de la ville. Mais l’accent tonique sur la dernière syllabe fait plutôt penser à une origine non germanique pour ce toponyme. Sachant qu’en cette région l’allemand a recouvert un substrat slave ( cf. la survivance du sorabe au sud de Berlin), il est tentant de chercher une étymologie slave. En sorabe, barlen ou berlén désignent des grillages de bois placés en certains endroits sur la Spree par les pêcheurs ou les flotteurs de bois. On a aussi rapproché ce nom du vieux slave ( polabien, c’est-à-dire du vieux polonais) berl– ou birl- , « marais, marécage », toujours en référence à la Spree.
Spree: cette rivière doit son nom au vieux allemand spraewen, « disperser » en parlant de l’eau (cf. le spray), lui même issu de l’indo-européen spreu, « se répandre, se propager ». La Spree se divise en effet en de nombreux bras pour former une région marécageuse, la Spreewald, « la forêt de la Spree ».