Quand de nos rus les hauts lits sont secs, le moment est venu de témoigner, pour les générations futures, d’un temps, j’allais dire béni, où les bêtes pouvaient encore s’y noyer.
De cette époque où les ânes et les mulets étaient le moyen de transport le plus utilisé, les crues automnales et printanières des ruisseaux présentaient des obstacles majeurs à la progression des charrois et pouvaient provoquer des accidents.
Rien que dans l’Hérault, on relève trois ruisseaux appelés Nègue-Saume (à Buzignargues), Nègue-Saumes (à Florensac) et Néga-Saume (à Saint-Guiraud), de l’occitan nega sauma, « qui noie l’ânesse, la bête de somme » [occitan negar, du latin necare, « noyer » et sauma, du latin salma, « bête de somme, ânesse »]. On trouve aussi le ruisseau Négosaoumos à Montauban, un ruisseau de Nego Soume à Verfeil et deux autres de Nègue-Saume à Bruniquel (T.-et-G.) et à la Salvetat-Peyralès (Av.).
Si une partie de ces toponymes peut être attribuée à une volonté facétieuse de conjurer le sort, il faut malgré tout tenir compte de la dangerosité de certains de ces lieux, souvent des gués dont le nom a été étendu à l’ensemble du cours d’eau et même quelquefois au lieu-dit. C’est le cas de Négosaoumos à Montauban et du lieu-dit Negos-Saumos de Cugnaux (H.-G.), de Nègue-Saume à Puylaurens (Tarn) ou encore de Nègue-Saumes à Florensac et Loupian (Hér.)
En Lozère, Négazes (nega ases, « noie les ânes »), est un lieu-dit de Saint-Étienne-Vallée-Française qui a pris le nom de la confluence du Gardon de Saint-Martin-de-Lantuscle et du Gardon de Saint-Germain, où se trouve le pont de Négase. À Lavaur (Tarn) se trouve le lieu-dit Négolase.
le pont de Négase à Saint-Étienne-Vallée-Française
Les bêtes de somme n’étaient pas les seules concernées, puisque les animaux d’élevage couraient les mêmes danger au passage des cours d’eau. C’est ainsi qu’on trouve des ruisseaux dont le nom appartient au type nega feda, « qui noie les brebis » (occitan feda, du latin feta, « matrice ») : un ruisseau de Nègue Fèdes à Puisserguier, des Nègues Fèdes à Colombiers et de Nègue Fédès à Capestang et Sauvian, tous trois dans l’Hérault, où les troupeaux de fedas sont en danger d’être noyés au passage de l’eau devenue torrentueuse à la saison des pluies. Le ruisseau de Puisserguier est déjà cité sous ce nom en 1251 : recum sive rivum qui dicitur de Negafedes alio nomine vocato delz Estagnols (« ruisseau ou rivière qu’on appelle de Negafedes autrement appelé des Estagnols » – diminutif de l’occitan estanh, « étang »). Pour rester dans les petits animaux d’élevage, notons le lieu-dit Crabo Négado de Laurabuc (Aude) et le ruisseau de Négocrabos à Montauban (T.-et-G.) où c’est la chèvre qui se noie (crabo, métathèse pour cabra, déjà vue à propos d’Escanecrabe dans ce billet) et ajoutons le ruisseau de Nèguebouc, limitrophe de Saint-Santin-de-Maurs et du Trioulou dans le Cantal, et les lieux-dits Nèguebouc à Préchac (Gers – cf. l’illustration ci-dessous), Nègue Bouc au Vigan (Lot) et Nègue-Bouc à Penne-d’Agenais (L.-et-G.), où c’est le bouc qui se noie, y a pas de raison #metoo.
En montant d’un cran dans la taille de l’animal d’élevage, on arrive aux bovins mis en péril par les crues comme au ruisseau de Nèguevaques qui se jette dans l’étang de Thau à Mèze (Hér., de Negavacas en 1152, aussi appelé Negabovis à une date indéterminée au Moyen Âge sans doute après une forte crue désastreuse) ou à Nègue-Vaques à Montagnac (Hér.), à Néga-Biou à Gaugeac (Dord.), à Négo Biau à Mireval-Lauragais (Aude) et à Saint-Antonin-Noble-Val (T.-et-G.). Dans les Pyrénées-Orientales, on trouve plusieurs Nègabous, dont le site archéologique de Perpignan, avec l’ancien occitan bou, « bœuf ». Près des Saintes-Maries-de-la-Mer (B.-du-R.) se trouve le lieu-dit le Pas de Nègue-Biou, où le biou est le taureau de Camargue, logiquement appelé ainsi puisqu’il s’agit en fait (attention, divulgâchage !) d’un bovin châtré. Après la vache et le bœuf, le veau n’était pas à l’abri, on s’en doute, d’où le Nègue Vedel à Gauré (H.-G., occitan vedel, du latin vitellus, « veau »). Notons, pour en finir avec les bovins, la combe de Nègre-Boeuf à La Vacquerie-Saint-Martin-de-Castries (Hér.) qui est notée Peguabuos (à lire Neguabuos) dans une copie en 1783 d’un manuscrit de 1268 et qui est sans doute une altération de *Nègue-Boeuf.
Outre ces bêtes d’élevage courant, il s’en trouvait d’autres à se noyer au passage de gués en crue. Ainsi du lieu-dit Nègueporc à Moissac (T.-et-G.), du Négo-Porc à Féneyrols (id.) et du Nègue-Porc à Lherm (H.-G.), quand le porc salue une dernière fois, et de Négogalinos à Portet-sur-Garonne (H.-G.) et du ruisseau de Nèguegalines à Villebramar (L.-et-G.), avec la poule à l’eau. Plus anecdotique, on trouve le ravin de Ratte Negada à Py (P.-A.), le Néguirat à Terrasson-Lavilledieu (Dord.) et le ruisseau de Négo Rattos à Gaillac (Tarn), où même les rats se noyaient lors des crues.
Une place particulière doit être réservée au Nègue-Poulin de Cuq (L.-et-G.), au mas de Nègue-Poulin de Bezouce (Gard) et au Nègue-Pouly de Vaïssac (T.-et-G., avec un y transcrivant la prononciation occitane non nasalisée) qui n’ont sans doute rien à voir avec le poulain. En latin, pullus et son dérivé diminutif pullinus s’appliquaient au petit de tout animal et particulièrement au poulet. Ce n’est que plus tard (on ignore l’époque, sans doute peu avant le XIè siècle) que pullinus se spécialisa au sens de progéniture du cheval. Comme sobriquet, l’occitan donne toujours, à côté du sens de « poulain », celui de « jeune homme », avec parfois une connotation de coureur de jupons.
Ailleurs, le ruisseau servait à la limitation des populations de chats : ainsi du Néga-Cats, lieu-dit de Lattes (Hér.), où coule le ruisseau du Noyer des Champs, belle euphémisation de son nom attesté rivum de Negacatz en 1272, qui se perd dans l’étang de Pérols où son nom originel (Neguacatos en 1166) et sa réputation n’ont pas été oubliés. Dans le même département, à Saint-Jean-de-la-Blaquière, on trouve également un lieu-dit Nègue-Cats. Héraultais par ma mère, je jure que je n’ai jamais tué de chats (sauf par obligation professionnelle mais jamais en les noyant – 3:57).
Plus facétieux sont Nèguevieille, ruisseau qui passe à Lamagistère (Tarn, Négo-Vièio, « où la vieille se noie »), le Nègue Vielle, ruisseau de la Gironde, affluent rive droite de la Garonne, celui de Nègue Vieille à Montcuq (Lot) et le lieu-dit Négobielle à Escatalens (T.-et-G.). Plutôt que d’un rappel d’un fait-divers qui aura marqué les esprits, peut-être ne s’agit-il que d’un appellatif, en ancien occitan nega vièlah, d’un vieux pont de planches branlantes ou d’un gué peu sûr. On peut rapprocher de ces noms celui du ruisseau Négodanos à Fauch (Tarn) et celui de la rue Nego-Danos à Albi, anciennement traversée par un ruisseau où les dames risquaient de se noyer (occitan negua donas, « où se noient les dames », avec une métathèse sans doute provoquée par le rapprochement avec le français « d’ânes »). À Saint-Agnan (Tarn), le lieu-dit Négo-Fillos, en occitan Nega fillas, garde probablement le souvenir d’un fait divers qui a durablement marqué les esprits. Mais que penser du ruisseau de Nègue-Capelan à Saussines (Hér.) où l’occitan capelan désigne le chapelain, le prêtre desservant une chapelle ? Héraultais par ma mère, je jure que, même si l’idée m’a parfois effleuré, je n’ai jamais noyé de curé.
Restent quelques noms plus mystérieux comme le lieu-dit Nègue-Jarriaux à Loupian (Hér.) ou encore les ruisseaux de Nègueboute à Saint-Hippolyte-du-Fort, de Nègue-Boutou à Muret (H.-G.) et de Nègue-Bouts à Vaïssac (T.-et-G.). Le premier concerne sans doute un nom de famille, altération de Jarriault bien attesté, tandis que les trois suivants sont peut-être à rapprocher de « bout, extrémité de terrain » (l’ancien occitan bou, « bœuf », attesté en Aveyron au XIIè siècle, n’explique pas le t final). Le premier élément nègue de ces toponymes aurait alors le sens de « (terre) noyée », ce qui nous permet de signaler d’autres lieux sujets à inondations ou bien encore dont le sol est mal drainé qui sont évoqués par des dérivés de negar, « noyer ». À Servian (Hér.), le Pech Négadié (Puech Negadi et Négadié en 1650 – avec pech du latin podium), hauteur entre deux ruisseaux, peut représenter un terrain sujet à être inondé. Le lieu-dit Négadis, limitrophe des communes de Paulhan et d’Usclas-d’Hérault (al Negadis au XVIè siècle), les Négadis de Draguignan (Var), au bord de la Nartuby connue pour ses débordements, et le Négadis, nom de ruisseau à Monze (Aude) représentent l’occitan negadis, terrain sujet à être submergé, champ marécageux. Un diminutif apparaît aux Négadous de Carcès (Var) et de Villeneuve-lès-Béziers (Hér.) comme aux Négadoux de Six-Fours-les-Plages (Var). La forme francisée apparaît aux Négades d’Orange et de Caderousse (Vauc.) et à la Passe de la Négade à Soulac-sur-Mer (Gir.). Le ruisseau de Peyre Negadouire, à Roquessels, comme le lieu-dit Negadouires de Candillargues, tous deux héraultais, ou encore le Lac des Négadouires à Bach (Lot), représentent un sens identique avec suffixe –oria.
On aura été peut-être étonné, en lisant ce billet, de n’y trouver que des toponymes de l’aire occitane. L’explication tient sans doute au très grand nombre de cours d’eau aux crues soudaines, que ce soit dans les Pyrénées ou le Massif-Central, qu’on trouve dans le Midi mais il faut sans doute aussi la trouver dans le fait que, dans le domaine d’oïl, les dérivés du verbe latin necare, « noyer », peuvent se confondre avec ceux dérivés du latin nucarius, « noyer (l’arbre) » et ceux dérivés du gaulois nauda comme « noue » ou « noie ». Mais peut-être peut-on tout de même voir dans l’Étang Noie la Ratte à Esboz-Brest (H.-Saône) un équivalent du Négo Rattas de Gaillac (Tarn) ? En tout cas le doute n’est pas permis pour le Champ Noyé de Montgaudy (Orne) qui devait être particulièrement inondable.
Et voilà ! vous pouvez refaire surface et respirer.
Les devinettes
Avez-vous noté le pluriel ? Oui, il y en aura deux ! Il vous faudra trouver les noms différents d’ un lieu-dit et d’une rue de France métropolitaine qui rappellent la présence d’eau où des animaux se noyaient. Ces deux endroits ne sont séparés que d’une cinquantaine de kilomètres, mais dans deux départements différents.
La rue est située non loin du centre d’une grande ville universitaire. La zone où elle a été tracée, à la fin du XIXè siècle, était particulièrement marécageuse et irriguée par de nombreux petits ruisseaux. Son premier nom, qui faisait allusion à la gare toute proche, a été changé au milieu du XXè siècle pour reprendre celui que les habitants avaient donné à l’un de ces ruisseaux où leurs animaux finissaient noyés.
Le nom de la ville est formé d’une racine et d’un suffixe prélatin voire préceltique et qui doit avoir le sens de « hauteur », la vieille ville ayant été bâtie sur un promontoire dominant le fleuve qui la baigne.
Le lieu-dit porte un nom qui peut sembler paradoxal dans la mesure où on ne s’attend pas à ce que les animaux dont il est question puissent se noyer. Ce toponyme est d’apparition récente puisqu’il ne figure pas encore sur la carte d’état major de 1869.
La commune sur le territoire de laquelle il se situe porte un nom d’étymologie obscure même si on peut y reconnaître un mot latin du domaine rural, hypothèse que le suffixe semble pourtant contredire : il pourrait alors s’agir d’un mot qui aurait été modifié par attraction dudit mot latin.
L’étymologie du nom du chef-lieu d’arrondissement où se situe cette commune a été révélée sur ce blog dans un billet concernant une couleur tandis que celle du chef-lieu de canton l’a été dans un billet concernant une hauteur gauloise.
Un indice qui fonctionne pour les deux lieux à trouver :
Réponses attendues chez leveto@sfr.fr