Comme beaucoup de pères divorcés, je ne voyais mes fils qu’un week-end sur deux : il fallait mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu! Pas question de télé-baby-sitting ni de Super Mario!
Le plus souvent, j’emmenais mes fils à la découverte de la région. J’avais mis au point pour cela une méthode singulière que je recommande à ceux qui veulent vraiment découvrir un pays. La règle était simple : une fois la destination finale choisie — où nous trouverions sans doute une bonne table où nous restaurer — on prenait la route avec pour seul guide la carte Michelin et pour consigne de ne jamais emprunter les routes rouges ou jaunes, sauf naturellement quand aucune alternative ne se présentait. Cela porte un nom : hors des sentiers battus. Encore faut-il l’appliquer.
Restaient alors les routes blanches … autrement dit les petites routes de campagne, parfois peu carrossables, qui nous amenaient de petits hameaux en petits lieux-dits, en nous faisant parfois traverser des cours de fermes ou passer par des cols improbables. Elles nous ont surtout permis de découvrir des petits bijoux de paysages, des habitations, fermes, granges, colombiers, etc. ainsi que des bords de rivières où faire la sieste, des ricochets et parfois même trempette. Tous ces endroits étaient et sont toujours parfaitement inconnus des guides, et je ne vous les dévoilerai pas : je tiens à ce qu’ils restent inviolés.
Nous avons gardé de ces week-ends le souvenir de la vision d’un paradis. Nous descendions du Mont Aigoual par un de ces chemins indiqués par Michelin par des pointillés, c’est-à-dire réputés impraticables ou dangereux selon la saison, mais nous étions au mois de mai, nous ne risquions rien! Après une descente en lacets qui nous fit côtoyer le précipice et qui m’a permis de parler du Salaire de la Peur, nous avons finalement atteint une vallée étroite. Le chemin, après nous avoir fait traverser des tas de caillasses et de remblais pierreux, s’était fleuri tout à coup et nous abreuvait de couleurs toutes plus chatoyantes les unes que les autres. Du rouge ici, du jaune là, et là du bleu et là de l’orange ! Regarde! du violet! Une merveille! Nous en avions le souffle coupé. Et nous ne pûmes pas le retrouver puisque nous arrivions au bas de la vallée où les fleurs, toujours aussi colorées, se firent plus sages, domestiques et même pour certaines tuteurées : la civilisation n’était pas loin. Le chemin en effet nous fit traverser une petite propriété toujours aussi fleurie, annoncée par un buisson de roses jaunes comme un bouquet final de feu d’artifice, et nous longeâmes enfin le porche d’une maisonnette de pierre où un homme chapeauté, assis sur les marches à côté de son chien, fumait la pipe. Il nous salua d’un discret geste de la main vers son couvre-chef. C’est, je suppose, ma discrétion et mon absolu tabou de la non intrusion dans l’intimité des autres qui a fait que je ne me suis pas arrêté pour entamer la conversation. Je le regrette encore aujourd’hui d’autant plus que je n’ai jamais retrouvé cet endroit, malgré plusieurs tentatives ultérieures. Je suis pourtant sûr de ne pas l’avoir rêvé puisque mes fils s’en souviennent aussi bien que moi.
Hameau des Crottes à Saint-Thomé-d’Ardèche
Lors de ces promenades, nous croisions bien entendu des panneaux de localisation dont certains portaient des noms propres à déclencher des fous-rires, comme Les Crottes ou La Cascade de la Pissoire, ou à rendre perplexe comme Le Poët-Laval ( « C’est quoi un poët sans -e- ? »). C’était presque devenu un jeu : il s’agissait de trouver le nom le plus incongru ou le plus mystérieux. Et il y en a des quantités! Ah! Ces Cucuron, Montfroc et Le Saix !
Bien souvent, trop souvent, je n’avais aucune explication à fournir. Bon sang, c’est vrai, ça!, c’est quoi un poët ?
Ma curiosité piquée, il me fallait soulager la démangeaison … Impossible de rester ignorant et muet : j’ai fait l’acquisition d’un exemplaire d’occasion du Dictionnaire des noms de lieux de France de Dauzat et Rostaing, ( éd.Larousse, 1963). L’un entraînant l’autre, mes étagères débordent aujourd’hui. La toponymie m’a fait revoir mon Histoire et Géo, m’a fait découvrir des peuples et des langues , des usages et des lois, etc. Elle m’a fait aussi sortir de mon univers quotidien — y a pas que l’art vétérinaire, la science-fiction et la musique country dans la vie!
La marmite était profonde : cela fait plus de vingt ans que j’y suis tombé et que j’y barbote toujours avec le même plaisir ! Et le but de ce blog est de vous le faire le partager …
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Crottes : forme populaire du latin crypta (lui-même emprunté au grec avec le y = ü devenu [ou ] puis [o] dans la prononciation régionale populaire ) : « grotte, souterrain » et même « excavation, cave ».
La Pissoire : nom d’un ruisseau au débit si faible qu’il ressemble à un jet de pisse.
Cucuron : on peut y voir la racine pré-indo-européenne cucc– , « hauteur arrondie », — qui a donné par exemple l’occitan cuco ou cucho « tas, butte, coteau » et le provençal cuco, « meule » — accompagné du suffixe -ura, comme pour Cocures (Loz.), Cuguron ( H.-Gar.), Cuqueron (Pyr.-Atl.) ou Cocouron (Ard.).
Montfroc : de Monte Froco en 1246. Plutôt du nom de personne germanique Frodecus ( avec disparition classique du -d- intervocalique ) que de l’habit du moine qui aurait désigné par métonymie un couvent.
Le Saix : du latin saxum, « rocher »
Poët : Il s’agit d’une altération du latin podium accompagné du suffixe diminutif -ittum. Après disparition, là aussi, du -d- intervocalique, po-ietum est devenu dans un petit périmètre drômois Le Poët-Laval, Le Poët-Célard, Le Poët-en-Percip et Le Poët-Sigillat. Il existe aussi un Le Poët dans les Hautes-Alpes.
Le Poët-Laval. N’y allez surtout pas!
Laissez-le nous comme ça!