Des chênes en série

chenevercingetorix

Le Chêne de Flagey appelé aussi le Chêne de Vercingétorix

1864 Museum of Fine Arts – Pennsylvanie

Cassanos, qui a donné le français chêne, est un mot pré-gaulois passé plus tard dans la langue celtique et qui sera repris en latin sous la forme  cassanum. C’est la toponymie qui nous confirme que cassanos est pré-gaulois: on le trouve en effet accompagné du suffixe pré-gaulois -ate dans le nom de Chanas en Isère, Chanaz en Savoie ou encore Chainaz-les-Frasses en Haute-Savoie. L’adoration gauloise pour le chêne était telle que son nom latin quercus n’a pas réussi à s’imposer, en toponymie du moins, sauf en Corse où l’on trouve Quercitello.*

L’étude des toponymes issus de ce mot — il y en a deux cent vingt et un! — nous permet de couper la France en trois selon l’évolution phonétique et graphique de la langue française, ou plutôt des langues françaises, de ses patois.

Toponymes dérivés de cassanos, chêne

En Normandie et dans le Nord, cassanos a produit des noms en Quesn- comme Quesnoy, Le Quesne, Quesnel, Caisnes dans le Nord ou Le Torquesne et Quesnay en Normandie.

Dans le Sud-Ouest, on trouve des noms en Cass-, au plus près du mot originel, comme Casseuil, Casseneuil, Cassaniouze, Cassagnes, Cassaignes, Lacassagne, etc.

Dans le reste de la France, la prononciation différente est à l’origine des noms en Cha- ou Che-, comme Chasne, Chasnais, Chasseneuil, Le Chesnay, Chassagne, Chesny, Chanoy, etc.

On aura remarqué, avec le même suffixe gaulois ialo, « clairière», les toponymes similaires Chasseneuil et Casseneuil de part et d’autre de la frontière langue d’oïl – langue d’oc ou encore, Chassagne et Cassagnes.

Dans la plus grande partie de la moitié nord de la Gaule, où l’on parlait le francien — dialecte qui supplantera les autres et aboutira au français — l’évolution phonétique normale a fait que le c initial suivi d’ un a s’est d’abord prononcé [ka], puis vers le Vè siècle s’est palatalisé en [tch] avant de devenir [ch] vers le XIIIè siècle.

En Normandie comme en Picardie, cette évolution phonétique ne se fera pas, le c initial conservant par mimétisme la prononciation francique [k]. En picard, un chat est un cat, un chien un quien et un cheval un keval; en normand, on dit un cat, un quiyn et un queva.

Dans le Sud-Ouest — et dans une moindre mesure dans le Dauphiné et la Provence — le dialecte a conservé la prononciation du ca initial en [ka]: on parle ici d’un gat, d’un canh ou d’un caval. C’est d’ailleurs cette frontière entre [k] et [ch] très précisément traçable grâce à la toponymie qui a servi, entre autres, aux linguistes pour délimiter les régions de langue d’oc.

Les Gaulois qui vénéraient le chêne, autant pour sa longévité que pour sa robustesse, lui donnaient aussi le nom de dervo ( cf. le breton dero-dervenn, le gallois derw – derwen) que l’on retrouve dans les noms de Darvoy (Loiret), Drevant (Cher) et Montier-en-Der (Aube). Le chêne vert était appelé tanno et est à l’origine des noms Tannay (Ardennes), Tannois (Meuse), Tennie (Sarthe), Tannerre-en-Puisaye (Yonne), Thénioux (Cher), etc. C’est aussi tanno qui nous a donné  tannin, tannage, tanneur etc. , le traitement des peaux se faisant à l’époque avec de la poudre d’écorce de chêne. Pour être tout à fait complet, il convient de signaler un autre mot, sans doute pré-gaulois lui aussi, désignant le chêne blanc : il s’agit de blaco, encore vivant en provençal ( blaca, féminin) qui a donné son nom à Lablachère (Ardèche) ou à Saint-Jean-de-la-Blaquière (Hérault).

Et, pour finir, cette anecdote: à Senlis, un chêne faisait depuis la nuit des temps l’objet d’un culte druidique si bien ancré que personne n’osa jamais l’abattre. Plus que millénaire, il fut finalement christianisé en 1547 par la pose d’une statue de Notre-Dame à la première croisée de ses branches. Un pèlerinage attirait chaque année les foules à son pied. On donna à l’endroit le nom du square du Chêne-à-l’Image. Le chêne, comme toute chose, finit par mourir et la statue par disparaître. Mais pas le square.

*Rose, fidèle lectrice, m’a fait remarquer un autre mot latin désignant le chêne — et je l’en remercie. Il s’agit de robur, « fort », qui a servi à nommer le Quercus robur, le chêne pédonculé.

Cet adjectif est à l’origine de toponymes comme Roure (Alpes-Mar.), Rouvres (Aube, Calv., etc.), Rouvray (Eure, etc.), Rouairoux (Tarn) et de bien d’autres encore. Le latin roboria , bois de chênes, a servi a former La Ravoire (Sav.), La Rouvière (Gard), Royère (Creuse), etc. La plupart de ces toponymes sont postérieurs au XIè siècle, l’« ancien français » avait alors  supplanté la « langue rustique » gallo-romane. Les Gaulois n’étaient dejà plus que nos ancêtres…

16 commentaires sur “Des chênes en série

  1. Chez nous un chêne se dit roble, nous sommes donc loin en principe d’une appellation pré-gauloise, et pourtant…pourquoi un petit chêne, encore loin de son port d’adulte, se dit-il quejigo ?; troublant.

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  2. Très intéressant, comme d’habitude. Seulement pour « parler » un peu :
    Votre « tanno » indirectement nous a donné : « tenería » (tannerie), « tanino » (tannin) et « tan » parmi d’autres.
    De « quercus » et Alburquerque, nous avions déjà parlé.

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  3. ►Arcadius:
    je vois en effet dans mon dictionnaire les mots quejigal ou quejigar pour rouvraie et quejigo pour chêne rouvre . Consulté en ligne , le dictionnaire de l’ Académie espagnole fait venir quejigo de cajigo, lui-même étant issu d’un mot pré-romain *cassus ou *cassinus . Je ne suis pas convaincu.
    ►Vous avez raison, Rose : Quercus robur est le nom latin du chêne chêne pédonculé. Mais ce nom robur, fort, a servi aussi a nommer le chêne sessile ou chêne rouvre. Et ce dernier adjectif est à l’origine de toponymes comme Roure (Alpes-Mar.), Rouvres (Aube, Calv., etc.), Rouvray (Eure, etc.), Rouairoux (Tarn) et de bien d’autres encore. Le latin roboria , bois de chênes, a servi a former La Ravoire (Sav.), La Rouvière (Gard), Royère (Creuse), etc.

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  4. Brassens, bien sûr.
    Mais, pour moi, pour tout un tas de raisons, le chêne reste celui-ci:

    Au bord du chemin, un chêne se dressait. Sans doute dix fois plus vieux que les bouleaux, il était dix fois plus gros et s’élevait dix fois plus haut. C’était un chêne énorme, de deux brasses de tour, avec des branches brisées depuis longtemps et une écorce crevassée, couturée de bosses et d’escarres. Ses larges bras noueux et disgracieux, étendus sans la moindre symétrie, lui donnaient , parmi les jeunes bouleaux souriants, l’aspect d’un vieux monstre courroucé, dédaigneux. Seul, il refusait de s’abandonner à l’enchantement du renouveau, et refusait de voir le printemps et le soleil.
    « Printemps, amour, bonheur! Semblait dire ce chêne. N’êtes-vous point las de cette éternelle duperie? Ne voyez-vous point que tout cela n’est que sottise et tromperie ? Il n’y a ni printemps, ni soleil, ni bonheur. Regardez ces sapins, morts, étouffés, toujours semblables: et moi aussi, j’ai essayé d’étendre mes bras tors et déchiquetés, ils sont sortis de mon dos, de mes flancs, de partout où ils le pouvaient, et je reste là, maintenant, et je ne crois plus à vos espérances ni à vos mensonges. »
    Plusieurs fois, tandis qu’il traversait la forêt, le prince André se retourna pour regarder ce chêne, comme s’il en attendait quelque chose. Sous son ombre, il y avait des fleurs et de l’herbe, mais lui, le vieux monstre, dressait obstinément sa masse sombre et revêche.
    « Oui, il a raison, mille fois raison, ce chêne, songeait André. Que d’autres, les jeunes, se laissent prendre à cette duperie, mais nous, nous savons à quoi nous en tenir: notre vie est finie, bien finie!»

    Tolstoï, La Guerre et la Paix . N’oubliez pas de relire ce roman.

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  5. leveto : N’oubliez pas de relire ce roman.

    Le « re » est de trop ! Je me suis enfin mise à « lire » Guerre et Paix (mais je ne suis pas encore arrivée au chêne) grâce à une vieille dame qui m’a envoyée à la bibliothèque pour lui chercher un livre.

    Et à propos de « vieille dame » voici ce que j’ai déjà trouvé chez Tolstoï :
     » en dépit de ses quarante ans, Anna Pavlovna était…pleine de vivacité et d’élan….Le sourire ….bien qu’il ne s’harmonisât guère avec ses traits flétris….. » ! ! ! ! !

    Enfin heureusement que les femmes actuelles sont en passe de devenir aussi vieilles que les chênes…

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  6. ► parcat lector:
    je ne comprends pas votre interrogation. Le nom du Quercy n’a rien à voir avec le quercus , hormis une certaine ressemblance.
    Le site que vous donnez en lien offre d’ailleurs une notice sur l’étymologie de Quercy .
    Il s’agit du pays des Cadurci , le Cadurcinus pagus . La forme Caercinus est attestée en 1095, puis Froissart emploie Quercin au XIVè siècle, ce qui correspond au Caersi des troubadours occitans et conduira au Quercy .

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  7. Bien que robuste, le rouvre peut sécher, à Saint-Ouen-de Sécherouvre , ancienne parrochia Sancti Audoeni de Sicco Robore en 1245, près de Mortagne-au-Perche

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  8. Cette forme me semble un peu étonnante : on attendrait que « sèche » (passons sur le problème de la graphie de l’accent) vienne du féminin « sicca », et non du neutre « siccum » : nous aurions donc un « * Secrouvre ».

    Il est vrai que le neutre « robur » (variante « robor ») est déjà une exception : les noms d’arbre sont normalement neutres en latin.

    Est-ce du à la gémination du C, qui a généré une voyelle d’appui ?

    Y a-t-il eu un changement de genre (pourtant, ce n’est pas le cas en 1245) ?

    Y aurait-il eu plusieurs rouvres : auquel cas, on aurait eu le neutre pluriel « * sicca robora » (ce qui marcherait) ?

    [ Trois semaines d’une angoissante attente avant d’être éclairé ! ]

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  9. Les noms latins d’arbres en us, -i (malus pommier, pirus poirier, fagus hêtre ) sont féminins de même que quercus, -us . Cependant robur ou robor, – oris est en principe neutre (a donné l’adjectif robustus) . Attraction du genre féminin d’autres arbres pour l’accord de sicca ?

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  10. de siccō rōborĕ : tout est cohérent à l’ablatif (neutre) après « de » , au pluriel serait de siccis roboribus
    arbor, -oris est féminin aussi

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  11. PAN SUR LES DOIGTS !

    « les noms d’arbre sont normalement neutres en latin. »

    Heureusement, JSP a corrigé mon lapsus, qui aboutissait à une belle ânerie !

    [ Je ne sais pas s’il y a un fond de vérité en cela, mais un de mes professeurs expliquait le féminin des noms d’arbre, en grec comme en latin, par le fait que « comme les femmes, ils donnent des fruits ». ]

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