Je quitte la jachère (I et II) pour m’intéresser à un mot de langue d’oc que les plus attentifs de mes lecteurs auront vu passer à plusieurs reprises comme ici ou encore là. Il s’agit de l’occitan bosiga (masculin bosic, présent notamment dans les Pyrénées) que le Pégorier (GTD*) définit comme « essart, terrain défriché par le feu, écobuage ». Au Moyen Âge, il s’agissait d’une « parcelle d’exploitation temporaire, taillée ou brûlée de temps à autre dans les friches » (E. Le Roy-Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, coll. Folio, Gallimard, 1982) : c’est l’écobuage qui caractérise la bouzigue, qui est donc un terrain conquis par le feu sur la forêt ou les broussailles mais encore insuffisamment amendé ou simplement un terrain d’exploitation temporaire. En ce sens, la bouzigue se distingue de l’artigue qui ne résulte pas nécessairement d’un écobuage et n’a pas la même connotation de terre au maigre rapport (et qui devrait faire l’objet d’un prochain billet).
Étymologiquement, ce terme vient du gaulois boudica, « conquête, profit de la victoire », en ce sens qu’il s’agit d’une terre gagnée sur la forêt ou les broussailles. On rapprochera ce terme de Boudicca, nom déformé en Boadicée, reine des Icènes, dans l’Angleterre actuelle, qui se révolta contre les Romains au Ier siècle. On trouve également Boudica, nom de femme sur une inscription en Espagne. Sur le même étymon gaulois ont été formés le gallois budd et le vieil irlandais buaid, « conquête, profit, victoire ». L’occitan bosiga, « terrain en friche ou d’exploitation temporaire » a donné le verbe bosigar, « fouiller avec le groin, défricher » et le franco-provençal bouziquer, « travailler pour une maigre résultat ; travailler sans entrain ».
La majorité des toponymes issus du gaulois boudica ont été formés de quatre façons : avec affaiblissement du c intervocalique en g, aboutissant à boudigue ; avec passage du d à z, aboutissant à bouzigue ; avec disparition du d intervocalique, aboutissant à bouigue ; enfin, avec palatalisation du g en j, aboutissant à bouige en nord-occitan.
Boudigue
Les toponymes ayant conservé la forme la plus proche de l’original gaulois boudica sont peu nombreux, moins de cinquante présents en Occitanie et Nouvelle-Aquitaine, comme Boudigue (Dax, Habas, Misson, etc. dans les Landes), Boudigues (Binos, Riolas, etc. H.-G ; Cabanac, Gir. etc.), Grand Boudigue (Saint-Vincent-de-Paul, Landes) ainsi que, avec l’agglutination de l’article, Laboudigue (Dax, Méés. etc, Landes ; Escos, P.-A. etc.) et, en diminutif, Las Boudiguettes (Saint-Bertrand-de-Comminges, H.-G.).
Bouzigue
Les formes avec d passé à z sont bien plus nombreuses, qu’elles s’écrivent avec un z (au moins 225 toponymes) ou avec un s (plus de 180), et se trouvent très majoritairement en Occitanie et quelques unes en Nouvelle-Aquitaine.
On trouve ainsi, avec le z, des noms comme (La, Las ou Les) Bouzigue(s), parmi lesquels celui de la commune de Bouzigues (Hér., de Bocigis en 1146). Notons un redondant Bouzigue Brûlée à Beaumon-de-Lomagne (T.-et-G.). Le diminutif est représenté par Bouziguet (Le Passage et Calignac, L.-et-G.), Bouziguette (Montlaur, Av.) et les pluriels Lous Bouziguets (Gorges-du-Tarn-Causses, Loz.), Las Bouziguettes (Massac, Aude etc.) ou Les Bouziguettes (Villefort, Aude etc.). L’agglutination de l’article a donné des noms comme Labouzigue (Marmande et Mauvaisin-sur-Gupie, L.-et-G.) et Lasbouzigues (Roquebrune, Gers, etc.).
Bouzigues (Hér.) sur l’étang de Thau, je ne m’en lasse pas
Moins nombreux, avec le s mis pour le son z, apparaissent là aussi des noms comme (La, Las ou Les) Bousigue(s), dont une Bousigue Bieille, c’est-à-dire « vieille», à Sautel (Ariège), des Bousigues Médiocres et des Bousigues Doulentes à Néfiach (P.-O.) dont on se demande bien si elles valaient la peine … Les diminutifs se trouvent au Bousiguet (Biran, Gers), à la Bousiguette (Ax-les-Thermes, Ar. etc.) et aux Bousiguettes (Millau, Av.) ainsi qu’au Bousigou (La Cadière-et-Cambo, Gard). Plus rares, les noms avec agglutination de l’article sont représentés par Labousigue (Montastruc-la-Conseillère, H.-G. ; Roquefort et Seyches, L.-et-G.) ainsi qu’à Lasbousigues (Layrac, L.-et-G. ; Séron, H.-P.).
La forme masculine bosic, que j’ai signalée dans l’introduction, n’a donné que quelques toponymes dont celui de la commune de Bouzic (Dord., Bozicum en 1283), du Grand et du Petit Bouzic à Cocumont (L.-et-G.) et des Bouzics à Lanoux et Bonnac (Ariège).
Bouygue
Plus de quatre cents toponymes ont été formés sur bodica avec disparition du d intervocalique mais persistance du son [g], aboutissant à des noms du type bouigue.
Sans surprise, on trouve des noms comme (La, Las ou Les) Bouygue(s), parfois qualifiées de Longue, Haute, Basse, Grande … et même Redonde, c’est-à-dire « ronde », à Pailherols (Cant.). On trouve également les diminutifs habituels Bouyguets (Saint-Eutrope-deBorn, L.-et-G.), (La) Bouyguette (Vaylats, Lot, etc.) et (Las ou Les) Bouyguettes (Montan, Tarn etc). L’agglutination de l’article a donné une trentaine de Labouygue(s), à peu près autant de Lasbouygues et quelques Labouyguette (Esclauzels, Lot etc.). Notons pour finir un inattendu masculin Le Bouygue (Montsalès, Av. et Saint-Marcel-Campes, Tarn.).
L’orthographe ayant conservé le i se retrouve dans une quarantaine de noms sans surprise comme (La, Las ou Les) Bouigue(s) et à La Bouiguette (Massegros-Causses-Gorges, Loz.).
Sur le même modèle ont été formés les noms des Buigues (Saint-Martin-de-Boubaux, Loz. ; Saint-André-de-Valborgne, Gard etc.) et des Grandes Buigues (La Chapelle-Saint-Martial, Gard).
Bouige
Lorsque le son [g] de bouigue s’est palatalisé en [j], sont apparus des noms en bouige ainsi que des variantes comme boige et buige.
Cette palatalisation du g entre deux voyelles s’est naturellement produite en nord-occitan et parfois même hors du domaine d’Oc. C’est ainsi qu’on trouve, dans le Doubs, les noms des communes de Boujailles (Botgalia en 862, Bougaillie en 1266 et Boujailles dès 1311) et de Boujeons (Boujun au XIIIè siècle), tous deux issus du gaulois bodic-, le premier avec le suffixe –alia, le second avec –one.
Voilà pourquoi je préfère l’Hérault au Doubs
En Auvergne et dans tout l’ouest du Massif central, le champ où l’on alternait mise en culture et pâture, la terre labourée restée longtemps sans culture ou la jachère longue de 3 à 5 ans qui sert de terrain de pacage étaient fréquemment nommés par un de ces mots.
Les noms comme (La ou Les) Bouige(s) sont présents à près de six cents exemplaires dont plus d’un tiers en Nouvelle-Aquitaine, un tiers en Centre-Val-de-Loire (la majorité dans le seul département de l’Indre) et le reste en Auvergne-Rhône-Alpes, Occitanie, PACA et Pays-de-la-Loire. Les qualificatifs les plus présents sont Grande(s), Petite(s), Blanche(s) … mais on trouve aussi la Bouige Noire (Neuvic, Corr.), la Bouige Rouge (Azat-le-Ris, H.-Vienne etc.), la Bouige Verte (Chaveroche, H.-Vienne), la Bouige Dorée (Le Vigeant, Vienne) etc. Les déterminants habituels sont aussi représentés : les animaux avec la Bouige aux Mulets (Parnac, Indre), aux Boeufs, aux Veaux et aux Agneaux (Lignac, id.), etc. ainsi que la Bouige au Curé (Chenevelles, Vienne), à Fripon (Chaillac, Indre), à Poil (Millac, Vienne), etc. et même une Bouige à la Morte (Prissac, Indre). Des diminutifs apparaissent avec le Bouiget (Bouesse, Indre etc.), la Bouigette (Le Buisson, Loz. etc.), les Bouigeons (Chaillac, Indre etc.), les Bouigeottes (Espartignac, Corr.) etc.
La graphie avec y n’est présente qu’en pays de langue d’oc, à près de deux cents exemplaires, très majoritairement en Nouvelle-Aquitaine (Dordogne et Corrèze notamment). Ils sont du même type que les précédents soit (La ou Les) Bouyges plus un pluriel Las Bouygeas en Dordogne (Hautefort, Quinsac etc.) et les déterminants habituels. Outre les diminutifs attendus en –ette ou –otte, on notera Bouygeonne (Veyrières, Cant.) et Bouygeounnes (Moussages, id.).
On compte plus de 880 (La ou Les) Buge(s) ou (Las) Bugeas en Auvergne-Rhône-Alpes, souvent accompagnés de déterminants ou de qualificatifs sans grande originalité sauf les redondants Bugedefeu à Saint-Georges-d’Aurac (H.-Loire) et les Buges Brûlées à Novacelles (P.-de-D.). Là aussi, les diminutifs sont en –ette ou –otte et on trouve également un augmentatif péjoratif avec Les Bugeasses à Saint-Jean-d’Aubrigoux (H.-L.)
La variante boige est à l’origine de près de 300 noms comme (La ou Les) Boige(s), bien présents en Nouvelle-Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes et, dans une moindre mesure, en Bourgogne-Franche-Comté, Pays-de-la-Loire etc. Les qualificatifs, déterminants et diminutifs sont sans surprise mais je signale tout de même la Boige du Soulard à La Roche-Chalais (Dord.) et la Boige de Nègreloube, « de la louve noire », à Saint-Yrieix-la-Perche (H.-Vienne).
La variante buige a été presque aussi prolifique, avec près de 260 noms comme (La ou Les) Buige(s) en Nouvelle-Aquitaine et Auvergne-Rhône-Alpes. Je passe les diminutifs, les qualificatifs et déterminants qui n’apportent rien d’original sauf peut-être avec les Buiges Pelées à Herment (P.-de-D.) et le Peu des Buiges à Augères (Creuse) où peu est une variante de puy.
Une autre variante n’apparait qu’à trois exemplaires, deux dans l’Indre, Biouge à Clion et les Biouges à Jeu-les-Bois, et un en Ardèche, les Biouges à Coucouron.
Les autres
Avec des prononciations et donc des graphies variées, on trouve des noms comme la Bousige (Montrodat, Loz.), les Bousiges (Portes, Gard, Mansus de Bosegiis, qui est juxta Portas en 1294), les Bouziges (Sanilhac, Ardèche, Bosigi en 1464) ou encore la Boussigue (Trélans, Loz.).
À Saint-Julien-d’Arpaon (Loz.) le hameau de Bougès (mansum appellatum de Boges) porte lui aussi un nom issu du gaulois bodica, accompagné du suffixe –ensis, nom qui est passé à la montagne qui le surplombe, le Mont du Bougès (1324 m). Dans le même département, à Cassagnas, on rencontre le diminutif Bougéset.
Enfin, le bas-latin *bodicarius, « défricheur », a donné son nom à Bouziès (Bozies en 1287), une commune du Lot, et à quelques lieux-dits homonymes à Ciurac et à Saint-Géry du même département ou à Belmont-sur-Rance, en Aveyron.
*Les abréviations en gras suivies d’un astérisque renvoient à la bibliographie du blog, accessible par le lien en haut de la colonne de droite.
La devinette
Il vous faudra trouver le nom, en seul mot, d’un col lié au mot du jour, le gaulois bodica, précédé d’un adjectif.
La commune de France métropolitaine où il se situe porte le nom d’une variété d’arbre consacrée à une divinité.
Le nom de la commune nouvelle, chef lieu du canton qui porte son nom, est constitué d’un terme désignant un ensemble d’habitations complété, après une préposition, par celui de la rivière qui l’arrose.
Le nom du chef-lieu d’arrondissement rappelle que la montagne qui le surplombe était, elle aussi, l’objet d’un culte.
La région porte un nom issu de celui des Gaulois qui l’habitaient.
Le col est situé entre une commune au nom issu de celui d’un homme gaulois et une commune au nom relatif à des chaumières.
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