Mon Larzac – épisode 2

Dimanche matin, 18 août 1974.

Rajal-del-Gorp---crédit-akunamatata

Lou Rajal del Gorp

Lever aux aurores, dos endolori et bouche pâteuse. Un peu paumé au milieu de la foule, mes copains s’étant dispersés à droite et à gauche, je me fais inviter pour le café par deux couples qui ont l’air de bien s’amuser. J’apprends au cours de la conversation qu’ils sont  instits et de Bénodet (autant dire une autre planète!). Je découvre alors que le Larzac dépasse, et de loin, ses propres frontières et qu’ici se retrouvent des gens aux motivations très diverses: ces quatre-là  rêvaient d’un monde peace and love, n’étaient pas encore tout à fait descendus de leur nuage hippie mais avaient malgré tout des idées concrètes comme le refus de la voiture, le désir de trouver des énergies douces ( c’est le mot qu’ils employaient), le souhait de partager équitablement les ressources de la planète (non, aucun d’eux ne s’appelait Max Havelaar) et, ce qui me les rendait encore plus sympathiques, le refus de tout ce qui de près ou de loin pouvait ressembler à un uniforme. Nous fûmes interrompus par un mouvement de foule et quelques cris. La curiosité fut la plus forte: je me levai pour aller voir ce qui se passait.

Une discussion houleuse avait lieu du côté des stands du Parti socialiste, mettant aux prises quelques uns des 103 (c’est ainsi qu’on appelait les 103 paysans sur les 107 concernés par l’expulsion qui avaient signé  le « Serment du Larzac » : « Pas un agriculteur ne sera chassé contre son gré… ») et de leurs sympathisants (parmi lesquels je reconnus mon copain et José Bové) et un groupe d’excités. Je dus me faire expliquer de quoi il retournait. Incidemment, cela montre que quand vous participez à un événement qui réunit cent mille personnes, vous ne pouvez ni tout voir ni tout comprendre d’un coup : plongé au cœur de l’action, il vous manque une vision d’ensemble. La veille, samedi donc, alors que j’étais encore à la moisson du champ d’orge vers 17 ou 18h, François Mitterrand, candidat battu à l’élection présidentielle, était venu rendre visite aux militants socialistes et avait voulu saluer ceux parmi les 103 qui se trouvaient là.  Sa visite suscita quelques applaudissements, mais aussi des huées, des sifflets et des insultes. Une bousculade s’ensuivit avec quelques jets de bouteilles ou de cailloux ( dont un, m’a-t-on dit, écorcha la pommette de Mitterrand). Un rempart spontané fut formé par des militants de Lutte Occitane ( connus sous le sobriquet de lutoc, j’en connaissais quelques membres grâce aux Comités d’Action Viticole du Languedoc ) et quelques bénévoles présents à ce moment-là parmi lesquels José Bové. Alors qu’on recommandait la fuite en voiture à François Mitterrand, celui-ci refusa tout net : «Le Larzac est libre, non ? Je suis venu à pied, je repartirai à pied !» ( on aurait dit du Mirabeau!), ce qu’il put faire au bout de deux heures, les ardeurs des fauteurs de trouble ayant été calmées. Il se rendit alors à la ferme de la Blaquière où l’accueil fut plus chaleureux.

La discussion à laquelle j’assistais dimanche matin était une sorte de debriefing des événements de la veille. Tandis que les maoïstes ou « les gauchistes » comme écrivaient alors les journalistes — puisque c’était bien eux qui avaient hué et bousculé Mitterrand — tentaient de justifier leur violence, leurs opposants mettaient en avant leur refus de toute violence. Ils se souvenaient bien sûr du soutien que leur avait apporté Lanza del Vasto fondateur de l’Arche et d’autres adeptes de la non-violence comme Jacques de  Bollardière. Quelques uns des futurs  occupants de la ferme des Truels, émanation de l’Arche, étaient là, mais c’est la voix et la faconde de José Bové qui m’impressionna. Il avait été au premier rang de ceux qui avaient pris la défense de Mitterrand et son témoignage fut écouté avec respect. Ses arguments étaient simples, avaient déjà été avancés par d’autres ( notamment la gratitude envers le PS et le candidat Mitterrand dont le soutien était inestimable), mais sa force de conviction était telle qu’on fit silence pour l’écouter. Je n’assistai sans doute qu’à la fin de la discussion, mais l’incident fut vite clos, comme on dit au jité. Les maoïstes firent profil bas, la plupart étaient d’ailleurs repartis, tandis que certains d’entre eux condamnèrent du bout des lèvres l’agression.

C’était tout à l’honneur des organisateurs du rassemblement d’avoir accepté que soient représentées toutes les tendances politiques, associatives et syndicales. Une seule exclusion fut prononcée, celle de Poble d’Oc , émanation de groupes d’extrême droite camouflés en indépendantistes libertaires, qu’on  accusa par la suite d’avoir provoqué l’agression de Mitterrand. Mais les « Larzaciens » durent néanmoins se résoudre à faire la police et  à mieux encadrer leurs  manifestations ultérieures.

Et le discours non violent, inspiré par Lanza del Vasto, n’a pas été respecté très longtemps encore, on le sait…

16 commentaires sur “Mon Larzac – épisode 2

  1. -Toutes proportions gardées, Lanza del Vasto n’est pas Ghandi…. Je sais que je risque peut-être de me faire rembarrer, mais défaire « l’empire des Indes » comme il l’a fait, ça reste unique dans l’histoire.
    Supposez, un instant, que les français se refusent à voter, lors des prochaines présidentielles….bonjour la cata !
    En attendant, c’est la voix et le bâton brandi d’Erdogan qui tâche de persuader les violents d’arrêter…..

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  2. Ah, je me doutais bien que vous parleriez de Lanza del Vasto — et je m’excuse de l’avoir cité par anticipation dans un commentaire de l’épisode 1. C’est presque un spoiler de ma part…

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  3. Ah, je me doutais bien …Jacques C, ci-dessus– En somme, vous avez TOUJOURS tout su… un « boiler » cérébral, vraiment ! Quelle chance avons-nous sur CES blogs !!! ( pourquoi suis-je soudain si agressif ? ). 😈

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  4. CECI N’EST PAS UN DOUBLON. Merci !
    Ah, je me doutais bien …Jacques C, ci-dessus– En somme, vous avez TOUJOURS tout su… un « boiler » cérébral, vraiment ! Quelle chance avons-nous sur CES blogs !!! ( pourquoi suis-je soudain si agressif ? ). 😈

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  5. @ l’amer hargneux : Ça vous gêne tant que ça, qu’on s’autorise un clin d’œil d’un « fil » à un autre ?
    Et sinon, dois-je m’excuser d’avoir une histoire commune avec celle des paysans du Larzac ? Bon, alors je m’excuse, je n’aurais pas dû — j’ai toutefois une circonstance atténuante : ce n’est pas moi qui ai choisi mon père (mais je suis très heureux du choix ;-)…).
    Apparemment, vous êtes quelques-uns à regretter que j’ai une histoire tout-court. Je crois que maintenant, quand j’interviendrai, je commencerai par m’excuser d’avoir quelque chose à dire : il est vrai qu’un tel crime est intolérable.

    —————

    La seule hargne qui en vaille la peine est celle que l’on salue après une colère et avant un courroux *. Les autres sont destructrices et stériles.

    * Pour ceux qui ne connaissent pas leur Desproges par cœur, la phrase d’introduction de la plupart de ses chroniques au Tribunal des flagrants délires était : « Bonjour, ma colère ! salut, ma hargne ! et mon courroux… coucou. »

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  6. À tous:
    encore un weekend de garde qui ne me permet pas de répondre ou de commenter vos commentaires! Croyez bien que ce n’est ni désintérêt ni impolitesse de ma part.
    Je n’ai même pas le temps de peaufiner la suite et la fin de mon feuilleton …

    Malgré tout, juste une remarque de vocabulaire à l’amer à propos de son : Toutes proportions gardées, Lanza del Vasto n’est pas Ghandi. Eh bien si, justement, en tenant compte des différences entre les personnages — dont l’un est sans aucun doute plus  » grand » que l’autre, nous sommes d’accord — alors Lanza del Vasto est l’égal de Gandhi.
    Pour ce qui est de l’éventuelle cata qui suivrait un refus de vote des Français à la présidentielle, le temps me manque, mais j’y reviendrai sans doute.

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  7. J’étais présent sur le Larzac en 1974 comme en 1977. J’ai participé à la manifestation spontanée contre la venue de Mitterand avec un millier d’autres personnes, dont Mahmoud Saleh militant palestinien. J’étais militant de Poble d’oc. Poble d’oc n’était pas déguisé en libertaires nous l’étions sincérement pour la grande majorité d’entre nous. Il y a eu une caballe en 74 contre Poble d’oc mais une semaine aprés une rencontre entre Poble d’oc et les paysans du Larzac a eu lieu et nous sommes revenus en 1977 sans aucun probléme.
    Aprés l’assassinat de Jean-Louis Lin en 1978 j’ai pris la direction de Poble d’oc et
    notre groupe s’est auto-dissous en 1983.
    J’ai milité dans un autre groupe libertaire Initiative jusqu’en 1987.
    Depuis mon activité est surtout syndicale et associative.
    jean-pierre richaudeau

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  8. Merci, Jean-Pierre Richaudeau , de ces précisions. Ce que je disais de Poble d’oc est ce qui se disait majoritairement à l’époque dans mon entourage. Nous étions, j’en conviens, sans doute influencés voire manipulés: les querelles de clocher l’emportaient bien souvent sur le débat d’idée.
    Néanmoins, il me semble qu’un de ses principaux militants, l’avocat Richard Roudier, était issu d’Europe-Action, pas vraiment connu pour être à gauche … Quant à Jeune-Languedoc, qui deviendra Poble d’Oc, créé en 1971, il regroupait des anciens d’Europe-Action, d’Occident, voire Ordre nouveau.

    En 1972, ayant changé son nom en Poble d’Oc, ce groupe fit sienne la stratégie du Rassemblement socialiste européen et de son journal Argad
    « Le RSE se mit à travailler avec certains anciens membres d’Europe-Action qui tentaient de noyauter les gauchistes, surtout les anarchistes, sous la couverture générale de socialisme européen. », François Duprat, Les Mouvements d’extrême droite en France depuis 1944, Albatros, 1974, p. 176.

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  9. Vos sources ne peuvent se limiter à celà.
    je vous conseille la lecture de schéma pour une révolution occitane publié en 1975 et du dossier de synthése de Poble d’oc publié en 1985 que je tiens à votre disposition.
    Je pense que l’on pouvait se tromper en 1974 mais prés de 40 ans aprés et 33 ans aprés l’assassinat de Jean-Louis Lin une telle cécité m’étonne. Quel intérêt aurions nous eu ?
    Bien sûr la vérité sur Poble d’oc n’a qu’un intérêt historique car les problèmes politiques qui se posent aujourd’hui sont trés différents.
    jean-pierre richaudeau

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  10. J.-P. Richaudeau :
    je précisais bien que ce que je dis dans ce billet n’est que le souvenir que j’ai gardé de ce rassemblement en 1974. Pour être tout à fait sincère, je ne me suis souvenu de Poble d’Oc que lorsque je me suis mis à la rédaction de ce billet et il m’a fallu vérifier sur la toile que je ne me trompais ni d’époque , ni de nom, ni de manif … Si j’ai pu heurter votre susceptibilité, c’était bien sûr parfaitement involontaire.
    Je n’ai d’autre part aucune intention de me lancer dans l’ Histoire des différents mouvements, groupes, groupuscules, etc. qui ont fleuri à ce moment-là et qui, pour certains, ont pu évoluer et durer.

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  11. @leveto
    un bonjour rapide d’un dimanche ici pluvieux avec cette information:

    des paisibles pâturages du Larzac (sujet du documentaire Les brebis font de la résistance, réalisé par Catherine Pozzo Di Borgo, projection prévue le dimanche 16 octobre 2011) à l’immensité céleste (révélée par le film Rêves d’étoile, avec la présence attendue de Jean-Loup Chrétien qui viendra clôturer le festival dimanche 16 octobre 2011), les Passeurs de lumière

    http://www.nonfiction.fr/article-5057-3e_festival_des_passeurs_de_lumiere__la_nature_au_cinema.htm

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  12. Merci pour l’info, Iado!
    Je crains néanmoins que la Bretagne — où il pleut un petit peu partout ou partout un petit peu, c’est selon — ne soit trop loin de mon terrier …

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  13. Merci Leveto, mais ce lien n’apporte pas grand chose.
    En effet, ils sont fermés pour la plupart.

    Je pense que Mr jean-Pierre Richaudeau pourrait sans doute m’aider

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