De quelques dragons et d’une dragonne

La rue du Dragon, à Paris, s’est d’abord appelée rue du Sépulcre, en raison d’une propriété que les  chanoines du Saint-Sépulcre y possédaient depuis le XVè siècle. En 1791, ses habitants  demandèrent à en changer le nom qu’ils trouvaient lugubre. On leur donna satisfaction en 1808: leur rue s’appelle désormais rue du Dragon. À proximité se trouve en effet la cour du Dragon où l’on voyait un bas-relief représentant sainte Marguerite d’Antioche repoussant le dragon. Le proconsul Olibrius avait fait jeter au cachot Marguerite  qui refusait ses avances. Au moment d’être dévorée par le dragon, maître des lieux, elle fit le signe de croix. Le dragon, symbole satanique traditionnel au Moyen-Âge, s’enfuit épouvanté. Marguerite y gagna sa légende et la rue son nom.

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Sainte Marguerite terrassant le dragon- Paolo Farinati (1524-1606 )

La rue Dragon, à Marseille, ne doit rien à un quelconque animal légendaire, mais tout à la famille Dragon  qui y avait sa demeure et dont les terrains furent utilisés pour le percement de la rue. Dragon était alors un nom relativement fréquent dans le Midi, aujourd’hui encore vivant sous la forme Dracon. Le nom de famille Drago est fréquent en Italie. C’est de cette rue que partait l’ascenseur hydraulique ( on lestait d’eau celui d’en haut pour qu’il descende en entraînant vers le haut celui du bas) qui montait à Notre-Dame de la Garde, démoli en 1974.

La place de la Dragonne à Valence (Drôme) doit son nom à un personnage étonnant et fort méconnu de l’histoire de France. Il s’agit pourtant d’une pucelle qui a pris les armes pour défendre la France! Il est vrai qu’elle n’a jamais prétendu avoir entendu de voix, si ce n’est celle de sa conscience qui lui enjoignit de se mettre au service de la République en danger en 1791, alors qu’elle n’avait que treize ans ( et que les citoyens parisiens se préoccupaient du nom de leur rue!). Déguisée en garçon, mêlée aux citoyens de son canton isérois qui se portaient volontaires, elle fut d’abord rejetée au prétexte de sa petite taille, mais elle réussit à force de persévérance à se faire engager à la conduite des chevaux d’artillerie d’un régiment de Vendée. Elle a alors combattu toujours en première ligne, participant aux sièges de Liège, Aix-la-Chapelle, Namur et Maastricht. Plus tard, on la retrouve au siège de Dunkerque, puis encore à la bataille d’Hondschoote où elle eut deux chevaux tués sous elle — elle avait à peine quinze ans! C’est lors du bombardement de Valenciennes ( du 23 mai au 28 juillet 1793) par les troupes britannico-autrichiennes qu’elle fut blessée et, présentée aux médecins, ne put plus cacher son véritable sexe. Exclue de l’armée, elle se retrouva dans le plus grand dénuement à son retour à Paris, mais la sincérité de son engagement, sa bravoure et son entêtement à servir la République au prix d’un isolement et de sacrifices de tous les instants, firent qu’elle eut de nombreux défenseurs et que la Convention, convaincue par le député Gossuin, lui accorda « une pension de 300 livres, laquelle sera augmentée de 200 livres à l’époque de son mariage. Il lui sera en outre passé par la Trésorerie nationale, sur la présentation du décret, une somme de 150 livres, pour se procurer des vêtements.»

On a bien lu « Pour se procurer des vêtements » : quand j’écrivais «dénuement», ce n’était pas une figure de style.

L’histoire s’arrête malheureusement là, puisqu’on ne retrouve plus aucune trace de cette citoyenne, ni dans les journaux de l’époque (alors que le Moniteur avait pris fait et cause pour elle lors de la séance de la Convention du 3 floréal de l’an II, soit le  22 avril 1794), ni dans aucun rapport. On ne sait ce qu’il advint d’elle. Mais on sait au moins son nom : il s’agit d’ Anne Quatre-Sous, surnommée « la dragonne », en raison de son enrôlement dans un régiment de dragons. Brecht n’aurait-il pu faire de sa vie un livret d’opéra? ou Carl Dreyer un film ?

Une autre « dragonne » connut un destin plus prestigieux : il s’agit de Mademoiselle Thérèse Figueur , devenue Madame veuve Sutter, ex-dragon aux 15e et 9e Régiments de 1793 à 1815.

16 commentaires sur “De quelques dragons et d’une dragonne

  1. pour chasser les dragonnades de mon esprit, j’ai aussitôt pensé que les dragons étaient éminemment des sujets d’opérette , ce que google a confirmé et pas seulement avec  » Les dragons de Villars – opérette intégrale par Aimé Maillart

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  2. allons, je rappelle quand même pour faire désordre, Mam’zelle Nitouche :
    « Saint homme, jouissant de l’entière confiance de la supérieure, Célestin est organiste au couvent des Hirondelles, mais il est aussi, sous le nom de Floridor, le compositeur d’une opérette La Belle de Robinson qui doit être créée par son amie Corinne. Liaison pleine de danger car Corinne est « protégée » par le major du 9e dragon, qui n’est autre que le frère de la supérieure du couvent. Une élève, Denise, a découvert la double identité de l’organiste. Ce dernier vivra de multiples aventures avant le happy-end qui le verra célèbre compositeur en vogue.

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  3. La dragonne n’est-elle pas aussi cette ficelle que l’on se passe autour du poignet non pas pour Rakhi mais pour, disons, ne pas perdre son appareil photo ?

    Il existe aussi une “rivière Dragon”, laquelle a vraisemblablement donné son nom à une localité (voir le village en partie haute de cet extrait de carte, la rivière ainsi nommée coulant vers le sud). Il me semble probable que ces toponymes ait aussi eu pour origine un patronyme.

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  4. Ne dites pas de mal des dragons, mon grand-père en fut un ! du 12eme,avec de Lattre de Tassigny, ce qui fait que j’ai un courrier signé de la main du maréchal dans mes papiers.

    Quant à votre dragonne et ses vêtements, la somme allouée était peut-être pour lui faire un « trousseau » puisqu’on parle de son mariage, elle manquait peut-être de vêtements de femme car la somme me parait bien importante comparée à celle de sa pension.

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  5. Le receveur des impôts dont je dépend à Marseille, rue d’Arcole, (parallèle à la rue Dragon), s’appelle monsieur Dragon. Il est parfaitement aimable, attentif et bienveillant. Je ne signerai cependant pas de mon nom usuel pour ne pas laisser croire que je veux le flatter.

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  6. J’avais écrit l’an dernier un billet sur le bestiaire fantastique dans lequel je parlais déjà du dragon:
    c’est à lire ici

    Le celtique drak , d’où vient notre «dragon» a eu aussi un sens figuré servant à nommer des torrents de montagne, impressionnants par leur sinuosité, leur impétuosité et le bruit qu’ils font entendre lors de crues soudaines. On se souvient du Drac en Isère, dont le nom original drau ( hydronyme gaulois connu par ailleurs) a subi l’attraction du draco.

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  7. Sig
    Une dragonne n’est pas une ficelle mais une courroie. Dragon n’a pas de féminin.
    leveto :
    Le nom de famille Quatresousest assez rare. Il doit être possible de remonter à Anne. J’ai trouvé une Anne Quatresous née en 1825 à Thionne.

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  8. Pour ceux que cela intéresse, voici le lien vers Le Moniteur qui reprend le discours du député Gossuin en faveur d’Anne Quatresous (lire page 285):
    c’est ici

    En ce qui concerne le patronyme Quatresous, j’apprends grâce à ce site qu’il était porté à l’origine plutôt dans l’Allier et en Haute-Loire, mais aussi en Champagne et en Ile-de-France. Mais il me faudrait beaucoup plus de temps pour retrouver la trace de mon Anne (et je n’oublie pas que d’autres avant moi s’y sont cassé les dents!).
    La plus ancienne Anne Quatresous que j’ai trouvée s’ est mariée le 2 mars 1767, à Nevers- Saint- Arigle , avec Jean David. Mais, mariée à un David, elle n’a pas pu transmettre son patronyme.
    Quelques clics de plus et vous faites connaissance avec une Marie Anne Quatresous, née le 25 novembre 1684 et morte le 22 mai 1739. À Batiscan, au Canada!
    Allez! Vous voyez mes bras ? Non ? C’est parce que je les ai baissés!

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  9. Ben si, une dragonne c’est une matrone. D’ailleurs, ce signe zodiacal chez les chinois est un signe fort qui dénote un tempérament de chef.
    Quel beau patronyme qu’Anne Quatresous et quelle jolie phrase que dire  » pour retrouver la trace de mon Anne.  »
    Face à Georges, saint, il ne fait pas le poids.

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  10. Je suis allée voir sur Geneanet et j’ai trouvé deux familles Quatre-sous postérieures à la Dragonne, l’une en Belgique vers 1860, l’autre en Charente au XXe siècle. Mais j’imagine que cela a dû être un nom de guerre assez souvent réinventé.

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  11. Bonjour tout le monde.
    Je sais que le sujet date un peu mais j’ai découvert hier seulement l’existence d’Anne Quatre-Sous et j’ai décidé de mener ma petite enquête. J’ai eu plus de chance que vous, puisque j’ai pu reconstituer toute la vie de la jeune fille.

    Comme quoi, Leveto, il ne faut pas baisser les bras.

    Anne Quatresault, dite Quatre-sous, nait à Nargis, près de Montargis le 27 septembre 1775. Elle est la dernière de 5 enfants mais elle perd son père alors qu’elle n’a qu’un mois et sa mère à trois ans.
    Dès lors, elle est placée à Chalette, où elle donne un coup de main à garder les dindons puis les vaches.
    Puis, à 15 ans, et non 13 comme on le dit souvent, elle se dispute avec un garde-champêtre qui menace de la pendre. Épouvantée, la jeune fille se sauve et s’engage en se faisant pour son frère Jean.
    Blessée à la cuisse, elle ne peut plus cacher son identité secrète. Elle quitte donc l’armée et en l’an VII, elle épouse Pierre Bayer, un prisonnier de guerre allemand qui lui donnera un fils.
    Le couple s’installe à Montargis où ils ouvrent l’Auberge de la Mère Quatre-Sous.
    En 1814, elle a quelques ennuis avec des soldats bavarois qui occupent la France et reprend sa bayonnette. Elle en blesse gravement deux et chasse les deux autres.
    Elle a aussi quelques ennuis pour se faire payer sa pension mais tout rentre rapidement dans l’ordre grâce à Louis XVIII.
    Pierre Bayer décède le 21 septembre 1838 et Anne le 6 mars 1843 à Montargis.

    Je vous propose de lire toute l’histoire (et quelques autres) sur mon blog.
    http://arkayn.canalblog.com/archives/2016/01/21/33247066.html

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  12. Merci Leveto.

    Je commence modestement ce blog, mais je compte bien l’étoffer. D’autant que j’ai pas mal de très bonnes lectures ici même et donc des idées à creuser.

    Bravo pour tout le travail accompli.

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