Ligures et Gaulois

Ayant été interpellé ici par P.Loiseau ( commentaires sur le billet concernant l’Oingt ) et sur LSP par T.R.Aule (billet ici l’ombre ) à propos des origines gauloises et ligures de certains toponymes, tous deux s’appuyant sur des ouvrages de Xavier Delamarre, j’ai  essayé de faire le tri entre ce que l’on sait des Ligures et des Gaulois et de leurs langues respectives.

Remarque préliminaire :

— dans tout le billet, j’emploie le terme Ligures pour parler des Ligures anciens, ceux qui occupaient un vaste territoire sur les côtes méditerranéennes, le Sud-Est de la Gaule et le Nord-Ouest de l’Italie quand les Grecs et les Romains entrèrent en contact avec eux au VIè siècle av. J.-C. . Cette contrée était appelée Ligurie, Liguria, depuis les temps les plus anciens. Les Ligures, comme les Gaulois, étaient divisés en un grand nombre de tribus quand ils furent soumis par Rome entre 200 et 163 av. J.-C..

Territoire ligureLocalisation approximative des Ligures au IIIè siècle av. J.-C.. Le territoire ligure a déjà largement régressé par rapport à l’époque néolitique où il était considéré comme allant jusqu’à la loire selon les auteurs.

— j’emploie le terme Gaulois pour parler des Celtes qui habitaient la Gaule proprement dite, qui avait pour limites l’Océan Atlantique, les Pyrénées, la mer Méditerranée, les Alpes et le Rhin. C’est dans le Sud-Est de la Gaule que Ligures et Gaulois s’enchevêtraient.

La Gaule celtique au temps de Vercingétorix

La Gaule celtique au temps de Vercingétorix

Après ce long préambule, en avant !

Sachant qu’on ne sait presque rien de certain sur les Ligures, leur origine et leur langue, les plus fainéants pourront sauter ce billet …

Origine des Ligures

Elle reste une énigme.

Si l’on se base sur les rares informations linguistiques que l’on a, on peut émettre l’hypothèse de deux composantes : l’une serait antérieure à l’arrivée des populations indo-européennes ( en témoignent les suffixes en -ascu, de Vénasque, -incu, de Bodincus, nom ligure du Pô, –elu de Cemenelus devenu Cimiez, etc. qui ne sont attestés dans aucune autre langue, sauf par emprunt ultérieur, notamment par les Romains — voir plus loin ),  l’autre, celle dans laquelle on voyait des congénères des Ambrons, correspondrait à des populations qui auraient formé un rameau des Celtes (ou des Proto-Celtes).

C’est dans sa Vie de Marius que Plutarque prétend que les Ligures se considéraient parents des Ambrons, originaires du Nord de l’Europe.

Denys d’Halicarnasse, contemporain de César et d’Auguste, s’appuyant sur le témoignage de Caton l’Ancien, fait, lui, des Ligures des descendants de Grecs émigrés bien avant la guerre de Troie.

Ce sont là les deux seuls témoignages écrits par les auteurs de l’Antiquité qui nous fournissent à peu près des renseignements sur l’origine des Ligures. Par ailleurs, plusieurs autres auteurs de cette même Antiquité font une distinction entre Ligures d’une part et Celtes d’autre part .

Les Grecs nommaient  Λιγυες Ligues ou Lygies ( « haut perché » ) les Ligures qu’ils rencontrèrent lors de leur établissement en basse vallée du Rhône. Le rattachement fait par Hérodote avec les Lygies d’Asie s’est révélé erroné quand on démontra que le mot ligustikhn employé par Lycophron, sur lequel Hérodote s’appuyait, devait être lu libustikhn : fin de l’origine supposée asiatique des Ligures.

Il fallut attendre le XIXè s. pour voir les historiens s’intéresser à nouveau aux Ligures.

Amédée Thierry ( 1797 – 1873 ) essaya à tort de trouver une origine ibère aux Ligures, dans son Histoire des Gaulois : outre que leurs langues respectives, même si elles sont peu connues, n’ont aucune affinités particulières, Scylax n’aurait alors pas parlé d’un peuple mixte formé d’Ibères et de Ligures vivant à l’Ouest du Rhône.

Müllenhoff ( 1818 – 1884 ), dans son étude sur l’ora maritima de Festus Avienus ( qui comprend la description des côtes de la Méditerranée depuis le détroit de Gibraltar jusqu’à Marseille), examinait les degrés de parenté qui pourraient exister entre la langue des Ligures et celles de la famille indo-européenne ; mais, surpris par la mort, il n’eut le temps d’arriver à aucune conclusion définitive. Toutefois, dans le premier volume du même ouvrage, il range les Ligures, en même temps que les Rhétes et les Ibères, parmi les populations pré-indo-européennes de l’Europe occidentale.

La langue ligure

Elle reste, pour l’essentiel, mystérieuse.

Arbois de JubainvilleHenri d’Arbois de Jubainville ( 1827 – 1910 ) fait la remarque, dans Les Premiers habitants d’Europe ( 1877 ), qu’une inscription lapidaire de 117 av. J.-C. ainsi que la Table alimentaire de Veleia du début du IIè s. mentionnent plusieurs noms propres ligures terminés en –ascus, –asca.

On retrouve ce suffixe dans les noms de Manosque ( Alpes-de-H.-P., Manoasca en 978 ), Venasque ( Vauc., Vennasca en 1044 ), Gréasque ( B.-du-R., villa Graziasca au XIè s.), Névache ( H.-Alpes, Annavasca en 739 ), etc. dans le sud-est de la France et aussi Palasca ( Corse, id. en 1447 ), Popolasca ( Corse), etc. Pour mémoire, cf. mon billet du 23 novembre 2014, Les Ligures bien de chez nous

Venasque-vue-ensemble
                         Venasque

Ce même suffixe se retrouve en Italie en Vallée d’Aoste (notamment à Barmasc et Périasc, hameaux d’Ayas ), dans le Piémont, la Toscane, l’Ombrie, le Latium et dans l’est de la Sicile.

En Espagne, Benasque ( Aragon, province de Huesca ) possède ce même suffixe. La ville ayant été fondée par des Ibères, cela semble prouver que ce suffixe est bien d’origine pré-indo-européenne.

La fréquence des suffixes –asc, –osc, –usc dans le Var, les Alpes-de-Haute-Provence et les Bouches-du-Rhône ainsi qu’en Corse, en Italie et jusqu’en Sicile montre bien que les Ligures, qui ont occupé ces territoires dans des temps très anciens, avaient adopté ce suffixe appartenant au fonds méditerranéen pré-indo-européen.

De même, le suffixe –inc peut être considéré comme ligure. Gap s’appelait Vappincum avant le IVè siècle. Le radical ligure ( le v a été traité comme un w germanique d’où le g initial) est accompagné du suffixe –incu, comme dans le nom ligure du Pô, Bodincu.

Cimiez ( aujourd’hui nom d’un quartier de Nice et de la colline sur laquelle il est bâti), Alpes-Mar.), Cemenelo au Ier siècle ap. J.-C. pourrait être un *kem ligure avec suffixe ligure –elu. Ce *kem serait le même que l’on trouve dans les formes anciennes du nom des Cévennes ( Kemmenon oros chez Strabon et Kemmena ore chez Ptolémée) avec sans doute un sens oronymique.

Colline_de_Cimez,_Nice_(2)
Sommet de la colline de Cimiez à Nice

D’autres toponymes sont considérés d’origine ligure comme Le Bar-sur-Loup ( Alpes-Mar.) qui était un Poncius Albarni ou Albarn en 1083. La première syllabe, prise pour la préposition à l’/ au a été détachée. Il s’agissait en fait de la base pré-indo-européenne  alb-, « hauteur » avec suffixe –arno. Il y en a quelques autres, toujours dans la même région.

Enfin, je reviens au brica ligure, « hauteur » qui apparait parallèlement au briga gaulois, « colline fortifiée, forteresse ».

Je vous renvoie, pour l’essentiel, à mon billet Ça c’est fort de Brégançon!, dont je recopie la conclusion:

L’évolution parallèle du ligure brica et du gaulois briga, de mêmes sens, n’a pas d’explication convaincante, sauf à supposer une origine pré-indo-européenne commune, ce que propose Ch. Rostaing dans son « Essai sur la toponymie de la Provence ».

T.R.Aule, sur LSP m’a objecté

la racine indo-européenne *bhrghus (= « haut ») [« Vocabulaire indo-européen », Xavier Delamarre, p. 220], qu’on retrouve dans l’allemand Burg (= château-fort) et Berg (= montagne), le grec πυργος (= tour) et les toponymes Pergame (= citadelle) et Pyrgos (village situé sur le point culminant de Santorin).

Je crois avoir démontré que l’origine pré-indo-européenne du brica ligure n’était pas si farfelue que ça.

Quant à Xavier Delamarre, que je n’ai toujours pas lu et qui semble faire de brica un radical indo-européen, je me permettrai, en forme de clin d’œil, de lui poser la question qu’Arbois de Jubainville posait à ses interlocuteurs – contradicteurs :

« Avez-vous un texte qui le prouve ? »

Conclusion :

les matériaux linguistiques sont en réalité trop insuffisants pour qu’on puisse prendre une position nette : les Ligures avaient dû adopter, au contact des Gaulois, des mots indo-européens, mais leur langage comprenait aussi certainement des termes appartenant à des langues « méditerranéennes », donc pré-indo-européennes.

3 commentaires sur “Ligures et Gaulois

  1. Ayant trouvé le chemin pour vous faire part (« interpeller » me semble un peu fort) de mes remarques, je m’abstiendrai dorénavant de passer par LSP.

    Pour ce qui de la racine *bhrghus (on trouve d’autres graphies, souvent avec plein de signes diacritiques), elle n’est pas la trouvaille de Delamarre : on la trouve bien avant l’ouvrage que j’ai cité. Ce n’est pas forcément l’origine de la forme ligure, mais ce n’est pas impossible (le rasoir d’Ockam nous y pousserait).

    Quant au suffixe -asc, il me semble qu’on le retrouve dans le domaine basque (ou apparenté au proto-basque) : « vasco, onis » (« basque » et « vascon ») et, peut-être aussi dans « Ausci » (nom du peuple qui a donné son nom à la ville d’Auch).

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  2. Je ne connaissais de Delamarre que son ouvrage sur le vocabulaire indo-européen et celui sur la langue gauloise.
    Je découvre qu’il a aussi écrit « Noms de lieux celtiques de l’Europe ancienne (-500 / +500) ». Ne l’ayant pas lu, je ne saurais émettre une opinion sur lui (opinion qui, d’ailleurs, n’aurait que peu de valeur car je suis un amateur, dans tous les sens du terme).

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  3. T.R.Aule :
    ni Auch ni le Pays Basque ne sont munis du suffixe –asc.

    Auch doit son nom, en effet, aux Ausci ( César, milieu du Ier siècle av. J.-C.). La ville d’Ausci est mentionnée par Ammien Marcellin à la fin du IVè s et, en 333 sur l’Itinéraire de Bordeaux, sous la forme masculine civitas Auscius. Le nom de ce peuple a été rapproché du basque Euskara à qui l’on attribue une racine identique.

    Le Pays Basque tient son nom actuel du peuple qui l’habite, les Basques, appelés par Pline l’Ancien Vascones en 77, accentué sur la première syllabe.

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